Joël de Rosnay: «L’avenir de l’Humanité réside dans l’intelligence collective augmentée»

Article paru sur le site du journal Le Temps le 01/04/2017 par Sylvie Logean

Fasciné par la robotique et le numérique, le scientifique nous invite à ne pas avoir peur de l’intelligence artificielle. Bien contrôlée, celle-ci pourrait nous conduire à devenir encore plus humains.

Rencontre avec un prospectiviste qui avait déjà prédit dans son livre «Le Macroscope», paru en 1975, les révolutions technologiques actuelles

A presque 80 ans, Joël de Rosnay n’a de cesse de s’émerveiller. Face aux vagues, qu’il surfe encore plusieurs heures d’affilée quand l’occasion s’en présente. Mais aussi face à la simplicité des codes naturels conduisant au jaillissement de formes à la fois d’une grande beauté et d’une extrême diversité, comme la structure d’un coquillage, le pelage d’un léopard ou encore les ramifications d’une fougère…

Dans son dernier ouvrage, «Je cherche à comprendre – Les codes cachés de la nature», le scientifique, prospectiviste et conférencier interroge non seulement le miracle de l’univers, mais aussi l’homme et son futur. Il y prédit, grâce à la place prépondérante de l’intelligence artificielle, des outils connectés et des réseaux sociaux, l’émergence d’une «intelligence collective augmentée» ou le triomphe de «l’hyper­humanisme». Des bouleversements majeurs qui auront également un impact sur la façon dont nous envisagerons, d’ici peu, notre propre santé. Le Temps l’a rencontré dans son bureau parisien du Palais de la découverte.

L’intelligence artificielle pourrait, selon vous, ouvrir de nouvelles dimensions du cerveau humain encore inexploitées. Vous vous positionnez clairement à contre-courant de Stephen Hawking et Bill Gates, qui ont déclaré qu’elle constituait l’une des pires menaces pour l’humanité…

L’intelligence artificielle ne me fait pas peur. Je pense au contraire qu’elle peut nous aider à explorer une autre voie, une nouvelle forme d’humanité que j’appelle «hyperhumanisme». Il ne s’agit pas de transformer les hommes en robots immortels et supra-intelligents – une image fantasmée par l’idéologie transhumaniste reposant sur des valeurs narcissiques, élitistes et égoïstes –, mais de devenir encore plus humain. C’est-à-dire d’avoir plus de temps à consacrer aux autres, à la générosité et à la solidarité.

Cela fait rêver, mais comment y parvenir?

En vivant, dans un premier temps, en complémentarité avec l’intelligence artificielle. C’est ce que font déjà les millennials, la génération des 18-25 ans. Pour eux, le smartphone n’est pas un outil de communication mais une prothèse qui s’ajoute à leur corps en l’augmentant. Grâce à lui, ils sont capables de faire dix métiers en un, d’être à la fois le comptable, le promoteur ou encore l’agent marketing de leur start-up, tout simplement en téléchargeant des applications.

Et dans un second temps?

Il s’agira d’exister en symbiose avec l’intelligence artificielle. Grâce à cela, nous pourrons développer, au cours des prochaines dizaines d’années, une capacité d’intelligence collective augmentée qui ouvrira dans notre cerveau des cases aujourd’hui inhibées par la concurrence, la compétition, l’égoïsme et la centralisation des choses. Selon moi, l’avenir de l’humanité ne réside pas dans l’individu, mais dans la collectivité organisée rendue possible par les réseaux sociaux, les blogs et autres plateformes de partage.

Vivre en symbiose avec l’intelligence artificielle, cela sonne un peu comme de la science-fiction, non?

Notre smartphone, sorte de télécommande universelle, nous permet déjà de vivre en relation symbiotique avec notre environnement «cliquable» sous la forme, par exemple, de QR codes. Les interfaces symbiotiques du futur, quant à elles, seront directement implantées sur la peau, dans la tête ou les vêtements. Ils auront la forme d’outils émetteurs-récepteurs communiquant directement du corps vers la machine. Cette symbiose-là est déjà en route, c’est ce que l’on appelle l’Internet des objets. Cela devrait nous permettre d’ouvrir de nouvelles potentialités d’interactions avec le monde et notre environnement.

Vous allez même plus loin en parlant d’implanter dans le cerveau des nanoprocesseurs en mesure de communiquer avec les ordinateurs… Cette vision pourrait se concrétiser plus vite que prévu. Elon Musk vient en effet d’annoncer avoir créé une société, Neuralink, dont la mission sera de mettre au point de nouvelles interfaces homme-machines implantées dans le cerveau.

Pour moi, cette nouvelle n’a rien d’étonnant. J’en parle depuis 1982 et la création de ce que j’ai appelé la «biotique», à savoir le mariage de la biologie et de l’informatique. Grâce aux avancées des nanotechnologies, il deviendra bientôt possible d’implanter des sondes et des processeurs dans les neurones. Certaines zones de notre cerveau pourront ainsi être reprogrammées depuis un accès extérieur ou directement de l’intérieur, comme lorsque l’on pratique l’auto-hypnose ou la méditation. A l’aide de l’intelligence artificielle, nous serons alors en mesure de faire exécuter à notre cerveau des tâches apprises en un instant, comme si l’on avait téléchargé d’un coup les applications et les algorithmes nécessaires pour effectuer et évaluer des activités complexes.

Encore faut-il que la population soit prête à accepter ces bouleversements. Car l’intelligence artificielle suscite des inquiétudes…

On a toujours eu peur d’être dépassé par la machine. Ce sentiment existe depuis l’avènement du métier à tisser, du train, de l’avion, et s’est poursuivi avec l’apparition de l’ordinateur. C’est tout à fait normal. Toutes ces ruptures, que l’on appelle aussi disruptions, chamboulent tellement notre mode de pensée que cela nous empêche d’en voir l’intérêt pour l’humanité. Il est toutefois fondamental de chercher des solutions pour vivre en symbiose avec les robots, cette nouvelle espèce que l’on a créée, et non contre eux. Cette ouverture passe notamment par l’éducation et la diffusion des savoirs.

La santé est l’un des domaines précurseurs d’application de l’intelligence artificielle, notamment avec le programme Watson d’IBM, capable de poser un diagnostic en quelques secondes. Les médecins doivent-ils craindre de voir leur profession disparaître au profit des robots?

Absolument pas! Je pense au contraire que les praticiens qui sauront utiliser les propositions de l’intelligence artificielle pour le diagnostic ou pour les aider à parcourir toute la littérature scientifique deviendront des médecins augmentés, de véritables conseillers de vie et pas seulement des prescripteurs de médicaments. Grâce au deep learning, ils pourront avoir une vision exhaustive du dossier de leur patient quelques minutes avant la consultation et ainsi avoir le temps d’établir un lien social et humain essentiel à leur métier.

L’interprétation des données de santé générées par les objets connectés et la génétique semble rendre essentielle l’utilisation de l’intelligence artificielle. Pensez-vous que la formation des médecins soit adéquate?

Elle est beaucoup trop longue à une époque où la co-éducation par les réseaux sociaux, le numérique et les cours en ligne est possible. Par ailleurs, les médecins sont encore trop formés de façon disciplinaire. On leur demande de stocker une énorme quantité d’informations à restituer en vue d’obtenir leur diplôme. L’intelligence future du médecin ne se trouve pas là, mais dans la capacité à retrouver les informations importantes et à les relier entre elles.

On sait que le Big Data a une importance cruciale pour faire avancer la recherche médicale. Mais il semble que les gouvernements n’aient pas complètement conscience de cette problématique.

Ils ont en effet clairement un temps de retard. Les bases de données ont tendance à faire peur aux gens. En France, par exemple, cela fait vingt ans que l’on cherche à instaurer le dossier électronique du patient, sans succès. Les GAFA, c’est-à-dire Google, Apple, Facebook et Amazon, auxquels on peut ajouter Microsoft, qui a récemment lancé le HealthVault [une plateforme grâce à laquelle les utilisateurs peuvent recueillir, stocker, utiliser et partager en ligne des informations médicales, ndlr], sont en train de créer des monopoles numériques sur la base de nos données de santé. Ce qui porte clairement atteinte à notre vie privée la plus intime.

Comment lutter contre le monopole des GAFA?

On ne peut pas lutter contre cette extension, mais on peut essayer de la contrer. Face à ces entreprises-Etats, dont la capitalisation boursière équivaut à la richesse totale de certains pays, les gouvernements, basés sur une structure pyramidale du pouvoir, n’ont que peu de ressources. La réponse réside davantage, selon moi, dans la co-régulation citoyenne participative. L’intelligence collective reliée par les réseaux sociaux pourrait constituer un pouvoir émergent pour les années à venir, si l’on arrive à se coordonner sur des sujets essentiels à la survie de l’humanité. Cela a déjà marché dans certains cas, lorsqu’il était question de neutraliser les actions d’entreprises mais aussi de dénoncer des politiciens véreux ou des journalistes corrompus.

Ces mêmes GAFA risquent aussi de conduire, dites-vous, à une «ubérisation» du secteur de la médecine…

Regardez les associations de patients qui se constituent sur Internet. Ils trouvent que les avancées autour de certaines pathologies vont trop lentement à une époque où les réseaux sociaux et l’échange d’informations sont la norme. C’est pour cela que la médecine risque de se faire «ubériser», car les Google, Facebook ou Amazon vont beaucoup plus vite en nous donnant immédiatement les informations essentielles dont nous avons besoin. Cela fait éclater des situations de monopole au sein de certaines professions et crée fatalement des résistances du côté des corps constitués jouissant encore de leurs privilèges et avantages socio-économiques.

Selon vous, quels changements va entraîner l’explosion des outils de la santé connectée?

La multiplication des données issues des différents capteurs que l’on peut porter sur soi va permettre l’avènement de ce que j’appelle un «tableau de bord santé personnalisée». La médecine sera alors essentiellement fondée non plus sur l’aspect thérapeutique mais sur la prévention quantifiable. Cette nouvelle approche de la santé pourrait aboutir à des programmes de maintenance de la santé prenant appui sur une médecine 4P, à savoir personnalisée, préventive, prédictive et participative. Il s’agit là, pour moi, de l’un des facteurs qui devraient profondément révolutionner l’industrie de la santé de demain.

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