Lorsque j’ai rapporté les viols d’enfants commis par des soldats de maintien de la paix en République centrafricaine, en 2014, cela faisant déjà près de 20 ans que je travaillais pour les Nations Unies.
Il n’y a pas de hiérarchie dans l’horreur et la brutalité dont j’ai été témoin au cours des deux dernières décennies – massacres, torture, meurtres, déplacements de populations –, mais le récit détaillé des abus sexuels commis sur un jeune garçon de 8 ans par des soldats de maintien de la paix qui avaient pour mission de le protéger est le genre de document que j’espérais ne jamais à voir à lire.
Au fil des ans, j’ai aussi été témoin de nombreuses dysfonctions au sein des Nations Unies. Je n’étais cependant pas préparé à la façon dont l’organisation a réagi à ces événements – et notamment au scandale qui s’est ensuivi – et à la façon dont elle a agi avec moi.
Épidémie de choléra à Haïti, corruption au Kosovo, meurtres au Rwanda, dissimulation de crimes de guerre au Darfour : les Nations Unies ont trop souvent manqué aux principes et aux normes établies dans leur charte, leurs règles et leurs règlements. Il semble malheureusement que de plus en plus d’employés des Nations Unies se préoccupent moins de respecter les normes éthiques de la fonction publique internationale que de faire ce qui est le plus opportun – ou le moins susceptible de causer des problèmes – pour eux ou pour les États membres.
Pourquoi ?
Cela s’explique essentiellement par le fait que le coût des comportements éthiques est perçu comme étant trop élevé pour l’individu. En d’autres mots, l’avantage que tire l’individu en ne se comportant pas de façon éthique est perçu comme étant plus important que les risques qu’il prend en adoptant une position éthique.
Peur et sentiment d’inutilité
Le personnel a peur et cette peur est fondée sur une vaste expérience. De nombreux employés ont en effet été victimes de représailles ou témoins de représailles à l’encontre d’employés ayant adopté des positions éthiques impopulaires (notamment en rapportant des comportements contraires à l’éthique adoptés à l’interne). Ces représailles prennent la forme d’exclusions, de harcèlements, de transferts soudains, de mauvaises évaluations et de non-renouvellements des contrats de travail. Les employés sont ainsi convaincus que le système ne les protège pas.
Les Nations Unies demandent rarement des comptes aux employés qui agissent de façon contraire à l’éthique, en particulier s’ils sont haut placés au sein de l’organisation.
Ce qui m’est arrivé a grandement renforcé cette conviction. J’ai agi de manière éthique en rapportant aux autorités externes chargées de l’application de la loi les abus sexuels commis sur des enfants en RCA. Je leur ai fourni les détails dont elles avaient besoin, au milieu d’une guerre civile, pour retrouver rapidement les victimes et les protéger ; stopper les auteurs des abus ; et obtenir des informations de la part des enquêteurs des Nations Unies. Et pourtant, on m’a demandé de démissionner et j’ai été suspendu de mes fonctions lorsque j’ai refusé de le faire. J’ai par ailleurs été publiquement mis au pilori pendant plusieurs mois – la durée de l’enquête – par des cadres supérieurs des Nations Unies et leurs porte-parole pour avoir divulgué de manière inappropriée des informations confidentielles.
Malgré tout, les employés des Nations Unies seraient plus nombreux à braver cette peur et prendre des risques si leur initiative donnait lieu à un suivi rigoureux, et notamment à des enquêtes et des sanctions. Or, à tous les échelons, les responsables des Nations Unies ne respectent pas leurs propres principes, en particulier lorsqu’il pourrait y avoir des conséquences politiques. La décision du Secrétaire général de retirer l’Arabie saoudite de la liste noire des pays et des organisations tuant ou blessant des enfants après que celle-ci eut menacé de retirer son financement constitue un exemple flagrant.
Le système de reddition de comptes des Nations Unies est brisé. Il ne fonctionne tout simplement pas.
Les Nations Unies demandent rarement des comptes aux employés qui agissent de façon contraire à l’éthique, en particulier s’ils sont haut placés au sein de l’organisation. Et même lorsqu’elles le font, il est rare que de véritables sanctions soient mises en oeuvre. Le système de reddition de comptes des Nations Unies est brisé. Il ne fonctionne tout simplement pas.
Les Nations Unies ont affirmé que le système de justice interne à l’organisation avait bien fonctionné dans mon cas. Cela est complètement faux. Sous la pression soutenue de plusieurs États membres, le Secrétaire général a été forcé de faire appel à un groupe d’experts externe afin de mener une enquête indépendante. Celui-ci a conclu que la responsable de l’entité même des Nations Unies qui, par mandat, aurait dû enquêter sur mon cas avait abdiqué l’indépendance de cette entité et abusé de son autorité. Mais ni elle ni les nombreux autres acteurs ayant abusé de leur autorité à des degrés divers, notamment en ignorant les horribles rapports d’abus sexuels commis sur des enfants, n’ont été punis.
Dans ce genre de situation, il est inévitable que les membres du personnel qui sont témoins de cette impunité perdent leur foi dans le système. C’est du moins ce qui m’est arrivé.
Dans mon pays, la Suède, il suffit que des allégations de détournement de l’équivalent de 10 dollars de fonds publics soient formulées à l’encontre d’un ministre pour que celui-ci démissionne. Au sein des Nations Unies, en revanche, les personnes trouvées responsables d’avoir dissimulé des abus sexuels d’enfants ou d’avoir eu une conduite douteuse ne sentent pas qu’elles doivent démissionner et l’organisation ne cherche pas non plus à les licencier.
Ce qui est encore plus grave, c’est que ceux qui adoptent une position éthique – mais impopulaire –, notamment en rapportant les mauvais comportements des autres, ont pris conscience que les inconvénients liés à la divulgation ainsi que les représailles dépassaient de loin les avantages qu’ils pouvaient en tirer : le système est lourd, le processus est long et ne donne pas nécessairement lieu à des changements structurels destinés à régler les problèmes identifiés et la compensation est souvent minime.
Après des mois d’une attente pénible, j’ai été innocenté par les comités externe et interne qui enquêtaient sur mon cas. Après avoir été dépeint comme coupable par les Nations Unies pendant ce qui m’a paru une éternité, puis reconnu comme innocent, j’entretenais l’espoir raisonnable que les principes de justice que l’organisation prêche aux États membres soient appliqués. Or, à ma connaissance et jusqu’à aujourd’hui, les Nations Unies n’ont pris aucune initiative pour s’attaquer aux problèmes systémiques de responsabilité soulevés par le comportement des responsables des Nations Unies à mon égard ni entamé de processus afin de réparer les « conséquences négatives bien réelles » subies par moi-même et par ma famille – des conséquences ayant par ailleurs été reconnues par le groupe d’experts indépendant.
Les normes éthiques des Nations Unies ne s’amélioreront pas tant que les auteurs de ces fautes, et non l’organisation, ne répondront pas eux-mêmes de leurs actions.
J’aurais pu m’adresser au Tribunal du contentieux des Nations Unies pour obtenir réparation, mais, en cas de victoire, je n’aurais reçu qu’une compensation monétaire prélevée à même le budget des Nations Unies – un budget généreusement alimenté par les contribuables du monde entier – et non à même le salaire de ceux ayant réellement commis les fautes.
S’il est inefficace ou même dommageable pour soi-même de passer par le système des Nations Unies, quelle option reste-t-il aux employés qui ont à coeur de résoudre des problèmes éthiques que l’organisation semble négliger ? Eh bien… Il leur reste la divulgation.
La divulgation comme dernier ressort
Les fuites d’information forcent les Nations Unies à agir pour régler de graves problèmes éthiques qui sont intentionnellement ignorés ou dissimulés par les responsables à l’interne. Les personnes qui décident de faire fuiter des informations se servent du pouvoir d’influence de l’opinion publique. Cela signifie que le personnel des Nations Unies confie la défense de l’éthique au public extérieur et non aux responsables qui œuvrent à l’intérieur de l’organisation.
Cela montre à quel point la situation est grave.
Si un certain nombre d’employés indignés n’avaient pas divulgué des informations sur mon cas à des ONG et à la presse, j’aurais sans doute été licencié en 2015 ou j’aurais fini par démissionner, humilié et désespéré. Ma force morale et celle de ma famille auraient été complètement minées. Sans ces organisations, ces organes de presse et ces inconnus, la vérité n’aurait jamais été connue à l’extérieur des Nations Unies. Je leur suis extrêmement reconnaissant, mais je suis aussi triste que leur intervention ait été nécessaire.
Si je ne peux pas être utile et continuer de lutter pour ce en quoi j’ai toujours cru, alors il est temps pour moi de remettre ma démission
Les violations des droits de l’homme en République démocratique du Congo (RDC), la corruption et l’exploitation en Bosnie-Herzégovine, les abus répétés commis par des casques bleus dans un certain nombre de missions de maintien de la paix : il a fallu que quelqu’un brise le silence pour que le monde en entende parler. La divulgation est en train de devenir une réponse systémique à l’échec éthique des Nations Unies.
Et pourtant, l’organisation réagit à ces scandales en punissant ceux qui tentent d’adopter une position éthique, cherchant à dissimuler le plus possible la vérité et s’efforçant par tous les moyens de renforcer le contrôle de l’information. Au lieu de créer une culture considérant les dénonciations comme des occasions de renforcer les valeurs et les normes organisationnelles, les Nations Unies promeuvent une atmosphère de peur et marginalisent les individus qui sortent du rang.
Même après que la poussière soit retombée, on ne m’a jamais fait sentir que j’étais pleinement accepté au sein de l’équipe et que l’on me considérait de nouveau comme un précieux collaborateur. En fait, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus apporter une contribution significative à l’organisation. Et si je ne peux pas être utile et continuer de lutter pour ce en quoi j’ai toujours cru, alors il est temps pour moi de remettre ma démission.
Voilà pourquoi j’ai décidé, après 21 ans de service, de quitter les Nations Unies.
Je crois toujours en la défense des droits de l’homme. Je continue de croire qu’une organisation universelle est nécessaire pour améliorer nos chances d’instaurer la paix et le progrès dans le monde. Mais je crois aussi que les Nations Unies ne parviendront jamais à surmonter avec succès les défis d’aujourd’hui et de demain si elles ne mettent pas en oeuvre des changements majeurs visant à promouvoir les comportements éthiques en leur sein.
Or, sur ce dernier point, mon expérience me laisse malheureusement sceptique.
Anders Kompass a récemment démissionné de ses fonctions de directeur des opérations de terrain auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, un poste qu’il occupait depuis 17 ans. M. Kompass est un ancien diplomate suédois qui a également travaillé comme représentant des Nations Unies au Salvador par le passé.
Lire l’article sur le site de l’IRIN
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