Article publié sur le site du journal Le Temps le 20/03/2017 par Luis Lema
Le Moyen-Orient? Un jeu constant «d’ingérences et d’implications» entre acteurs locaux, régionaux et internationaux. Dans son dernier livre, l’historien Henry Laurens, professeur au Collège de France, et auteur de nombreux ouvrages qui font autorité sur cette région, détaille les «crises d’Orient» qui ont parcouru le 19e siècle. Il trace ici des parallèles avec la situation actuelle.
Le Temps: Sommes-nous, face au gouffre syrien, dans la même situation que lors des «crises d’Orient» qu’étudie l’historien?
Henry Laurens: Il y a deux aspects très différents. On a d’abord ici ce que j’appellerais une syntaxe des relations internationales, qui est celle du 19e. C’est-à-dire: désastre humanitaire, pression des opinions publiques, rivalités géopolitiques de différents acteurs, tentatives de solution politique internationale, ouverture de conférences, etc. De ce côté-là, nous sommes bien dans un bon 19e siècle classique, avec une petite teinte 20e puisque au début, il y a eu une tentative d’arabisation de la crise avec l’intervention des Etats arabes, avant de passer à l’internationalisation devant cet échec.
Mais ce qui est moins classique, c’est que l’on assiste ici à un effondrement de l’État plutôt comparable à une situation de décolonisation. Pareil jeu de violences, de déplacements de populations, etc., c’est ce que l’on a vu lors de l’effondrement des empires coloniaux, par exemple en Inde en 1947. Un autre facteur dissemblable, c’est celui de l’ordre milicien. Cet ordre est apparu dans la période contemporaine, et particulièrement dans la guerre civile libanaise. Les groupes régionaux ou communautaires construisent des milices, d’abord pour se défendre, avant que ces milices s’affrontent. La particularité de l’ordre milicien, c’est que ces milices protègent la population tout en la rackettant et en l’exploitant, mais surtout qu’elles n’ont aucun intérêt à mettre fin à la guerre, puisque cela signifierait leur propre disparition.
Dans le cas libanais, après de multiples rebondissements, nous étions face à la création de mini-Etats avec base territoriale – le réduit chrétien, l’émirat de la montagne chez les Druzes… – et en quelques années de guerre syrienne, que ce soit avec l’Etat islamique d’un côté ou avec les Kurdes de l’autre, vous avez aussi l’apparition de proto-Etats tout à fait cohérents et organisés à côté de zones de dévastation et de désordre absolu.
Or, contrairement à ce que l’on croit souvent, ce phénomène milicien ne touche pas seulement l’opposition, mais aussi les forces qui combattent du côté du régime, devenu un agrégat de milices qui font ce qu’elles veulent. On voit très bien, par exemple à Alep, combien les forces extérieures, Hezbollah, Iraniens ou Russes étaient exaspérées par la conduite de l’armée gouvernementale qui flanchait très rapidement lors des combats, car ce n’est pas ce qui l’intéressait. C’est cela qui rend extrêmement difficile une résolution.
On pourra trouver toutes les belles formules que l’on voudra à Astana (dans les discussions menées par la Russie) ou ailleurs, mais vous aurez un mal de chien à les faire respecter par des milices qui contrôlent 400 ou 500 km carrés et qui se fichent de ce qui se passe à côté.
La présence russe fait-elle aussi partie des invariants que vous décelez?
Pour la Russie, on est à la fois dans un souvenir du 19e et du 20e. Les Russes voudraient retrouver le rôle qu’ils ont revendiqué durant la Guerre froide dans cette région du monde. L’inconnue russe, c’est ses moyens, avec un PNB russe qui est celui de l’Italie, et avec un budget militaire à peine supérieur au français. Il suffit d’une autre image: l’augmentation du budget militaire américain annoncée par Donald Trump est égale à la totalité de l’effort militaire russe. Donc la Russie reste ce que le grand historien Georges Sokoloff avait appelé «la puissance pauvre». Pourra-t-elle maintenir son outil militaire sur le long terme, au prix de lourds sacrifices intérieurs?
Surtout, Moscou n’aura pas les moyens de réhabilitation. Va-t-on demander un jour aux Occidentaux de financer la reconstruction de la Syrie? Si Bachar el-Assad l’emporte, l’aideront-ils en sachant que la moitié de l’argent ira à la famille du président et non à la population et alors que sur le terrain vous aurez la continuation des rackets miliciens? Les Occidentaux tenteront sans doute de le faire car ils voudront diminuer la pression migratoire, mais cela ne va pas être chose facile.
La Turquie est également très présente. Comme une réminiscence des temps de l’empire ottoman?
Le président (Recep Tayyip) Erdogan a un fantasme ottoman, mais il est infondé. L’empire était une société multiethnique, multiconfessionnelle, multilinguistique, c’est-à-dire qu’elle n’était pas à proprement parler turque. On voit bien que le fantasme ottomaniste est contradictoire avec une vision homogène de la société turque. Nous sommes dans une espèce de revendication turque sur l’ensemble de l’héritage ottoman, alors que cet héritage se divise dans les Balkans, en Anatolie évidemment, mais aussi dans les pays arabes.
Pour l’instant, Erdogan va se contenter d’enquiquiner tout le monde jusqu’au 15 avril, parce qu’il pense que le fait de crier sur les Occidentaux lui permettra d’avoir des voix lors de son référendum. Ensuite il tentera probablement de faire des raccommodages. En même temps, c’est une politique de Gribouille, puisque Erdogan vient de perdre un million de touristes néerlandais dans un secteur qui est déjà très abîmé.
Reste encore le jeu de l’Iran…
Il joue son propre jeu. Ce qui est surprenant, c’est la qualité de la diplomatie russe par rapport à ce pays. Alors que l’Iran avait longuement souffert dans l’histoire de l’ingérence russe et des conquêtes de territoire par la Russie, on aurait pensé que l’Iran continuerait de voir en elle une sorte d’ennemi héréditaire. Finalement la Russie a l’air de très bien gérer cela. Toutefois, la volonté iranienne d’avoir un arc de pouvoir jusqu’en Méditerranée continue d’entretenir des tensions régionales. Téhéran joue à fond la carte confessionnelle, en s’affichant notamment comme le défenseur des lieux saints chiites en Syrie.
En Irak, cette présence iranienne suscite aussi de fortes crispations, qui pourraient notamment ressurgir à Mossoul…
On s’est obsédé sur l’opposition, très réelle, entre sunnites et chiites, mais il y a aussi une opposition de type sunnite-sunnite. Des populations tribales et autres, qui estiment avoir souffert de l’État islamique et qui se vengent. Il semble que l’on voit apparaître des populations qu’on pourrait appeler hors-caste, soit des gens qui sont chassés de chez eux, non pas par les chiites mais par d’autres sunnites. Cela ne fait qu’ajouter à l’inquiétude sur l’avenir irakien.
Ici, on sait qu’une solution politique ne peut que passer par une régionalisation. Le débat autour des accords de Sykes-Picot, c’est un mythe: personne ne remet en cause les frontières héritées de la Première guerre mondiale. Même les Kurdes n’ont pas les moyens, du moins pour l’instant, de remettre en cause les frontières. C’est d’ailleurs ce que les Russes ont proposé dans leur projet de règlement politique syrien: on conserve les frontières mais on augmente de manière considérable les autonomies régionales. Une solution qui est considérée comme une possibilité de sortie pour la crise syrienne, mais qui reste pour l’heure purement théorique.
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