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Frère Ibrahim Alsabagh : « Dans l’enfer d’Alep, il faut beaucoup de patience et d’humilité »

Article publié sur le site du Journal La Croix le 02/05/2017 par  Claire Lesegretain

Le franciscain syrien Ibrahim Alsabagh, curé depuis décembre 2014 de la paroisse latine Saint-François à Alep, vit au service d’une population affamée et terrorisée. Il en témoigne dans un livre choc, « Juste avant l’aube. Lettres de guerre et d’espérance du curé d’Alep » (Cerf, 320 p., 20 €).

La Croix : Concrètement, comment aidez-vous le 1,4 million d’habitants qui vivent aujourd’hui à Alep ?

Frère Ibrahim Alsabagh : Moi et mes trois frères franciscains, répartis dans trois centres, nous faisons l’impossible pour freiner l’hémorragie des habitants. On estime que deux tiers des plus de 4 millions d’habitants que comptait la ville avant la guerre sont partis. Chez les chrétiens, l’exode a été encore plus massif. Toutes confessions confondues (1), les chrétiens d’Alep ne sont plus que 40 000. Notre paroisse Saint-François, dans le quartier d’Azizieh, soutient des centaines de familles : distribution d’eau avec cinq camions-citernes à partir de nos cinq puits ; dons de gazole (pour les générateurs électriques) et de colis alimentaires (plus de 3 000 par mois) ; paiement des frais de scolarité, des frais médicaux et des interventions dentaires ; remboursement de prêts immobiliers contractés avant la guerre…

Dès mon arrivée à Alep fin 2014, j’ai ouvert une salle de lecture chauffée pour qu’élèves et étudiants puissent venir y travailler après leurs cours. Nous versons 20 € par mois à chaque étudiant, pour leurs déplacements et la poursuite de leurs études ici. Et l’été, nous ouvrons des camps pour plus de 350 enfants.

Quelles sont les conséquences de cet exode ?

Fr. I. A. : Dès le début de la « bataille d’Alep », qui a duré entre juillet 2012 et janvier 2017, la plupart des familles riches et des hommes en âge de travailler sont parties. Ne sont restées que les pauvres, les personnes âgées, les femmes et les enfants. On estime le ratio aujourd’hui à Alep entre hommes et femmes de 1 sur 12 ! Ce déséquilibre démographique est très problématique pour l’avenir de la ville. À l’heure qu’il est, Alep est totalement contrôlée par l’armée régulière, mais il y a toujours des poches de résistance : tirs et bombardements se poursuivent.

Qu’est ce qui a permis aux habitants de tenir pendant ces cinq années de guerre ?

Fr. I. A. : Tous ont été privés d’électricité et d’eau : nous sommes restés jusqu’à 70 jours sans eau au robinet. Tous ont souffert de la soif et de la faim, avec beaucoup d’enfants malades de malnutrition. La plupart souffrent aussi de traumatismes psychiques à la suite des bombardements incessants et des très nombreux morts (on parle de plus de 300 000) : beaucoup d’adultes et d’enfants sont atteints de dépression, d’insomnie, d’eczéma, de tremblement nerveux, d’extrême réactivité à tout bruit intempestif… Aujourd’hui, 95 % des familles vivent sous le seuil de pauvreté, à cause du chômage qui touche 85 % des adultes. Pour résister dans un tel enfer, il faut beaucoup de patience et d’humilité.

À Alep, êtes-vous persécutés en tant que chrétiens ?

Fr. I. A. : Les bombes tombent partout, sur les chrétiens comme sur les musulmans. Mais les tirs des djihadistes visent plus spécifiquement les églises et les quartiers chrétiens. Je compare souvent notre situation de détresse à celle des premières communautés chrétiennes à Jérusalem persécutées. Ainsi le dimanche 25 octobre 2015, des djihadistes ont tiré sur le dôme de l’église à 17 heures, à l’heure de la messe : ils savaient que l’église était pleine. Au moment où l’obus est tombé sur la coupole, j’étais en train de distribuer la communion, juste sous le dôme. Si celui-ci n’avait pas été si solide, il se serait effondré sur l’édifice et il y aurait eu des dizaines de morts. Le fait qu’il n’y ait eu que sept personnes légèrement blessées a été, pour nous, un miracle. Après le bombardement, je me suis aperçu que les hosties dans le ciboire étaient tachées du sang de certains fidèles : cela m’a beaucoup frappé, comme un signe de la présence du Seigneur, de sa communion avec nous.

N’éprouvez-vous jamais de la haine à l’égard de ceux qui vous bombardent et vous tuent, quels qu’ils soient ?

Fr. I. A. : C’est naturel de réagir avec colère et haine après un bombardement qui a tué et blessé. Mais c’est ma responsabilité de prêtre de reprendre ces réactions pour les transformer en pardon. Ainsi, après que cet obus soit tombé sur notre coupole, nous avons transformé le cylindre retrouvé sur le toit de l’église. Nous l’avons couvert de fleurs et déposé au pied de l’autel : ce symbole de haine et de mort est devenu un signe d’amour qui pardonne et qui donne la vie.

Qu’attendez-vous de la France ?

Fr. I. A. : J’aimerais que vos médias n’oublient pas notre souffrance. Je demande aussi aux chrétiens de continuer de prier pour les habitants d’Alep : cette communion de prière nous porte. Je souhaite aussi que la France fasse pression pour qu’une vraie solution soit trouvée au niveau international. Enfin, je fais appel aux bonnes volontés pour financer nos projets humanitaires destinés à améliorer les conditions de vie et à aider les Syriens à rester dans leur pays. Car personne n’a le droit de déraciner l’arbre du christianisme qui a été planté ici et qui a grandi pendant deux mille ans, arrosé par le sang des martyrs et le témoignage d’innombrables saints.

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