Article paru sur le site du journal Le Temps le 26/09/2017 par Luis Lema
Face aux conflits actuels, Bertrand Badie fait le constat d’un vide politique et diplomatique «proprement sidéral». La puissance, à ses yeux, ne peut rien face aux faiblesses qui fragilisent les Etats en proie à la guerre.
«Le Temps»: Les grandes puissances occidentales semblent aujourd’hui en panne pour résoudre les grands conflits du monde…
Bertrand Badie: Le plus grave, c’est que nous vivions dans un monde de malentendus. Nous regardons la situation du Proche-Orient, pour nous en tenir à cette région, avec nos propres lunettes, c’est-à-dire comme le prolongement de notre propre histoire. Nous avons tendance à considérer que l’histoire européenne de la guerre, et plus largement l’histoire européenne de l’instabilité politique, permet d’éclairer ce qui se passe aujourd’hui dans l’espace proche-oriental ou nord-africain. Nous oublions pourtant une chose très simple mais révolutionnaire: pour la première fois depuis six siècles, l’Europe n’est plus le champ de bataille du monde. Il s’est déplacé plus au sud, ou au sud-est, mais nous considérons toujours que nous pouvons gérer le conflit des autres comme nous gérions nos propres conflits.
En quoi est-ce si grave?
Il y a là un double décalage. D’abord, par cette volonté naïve d’appropriation, qui consiste à croire que les batailles qui se jouent en Syrie ou en Irak sont les nôtres, et que l’on peut les gérer en marginalisant, voire en excluant l’acteur local. Ensuite, nous avons cette tendance à considérer que les mécanismes sont les mêmes. En quelques mots: notre histoire est celle de la confrontation des puissances. Dans notre histoire européenne, la guerre se définissait comme une compétition de puissances. Or ce qui se passe, tant au Moyen-Orient qu’en Afrique, c’est exactement l’inverse, à savoir que la guerre ne dérive plus de la puissance mais de la faiblesse.
Comment se caractérise cette faiblesse?
C’est d’abord la faiblesse des Etats, qui ne sont pas véritablement construits ou institutionnalisés, ce qui crève les yeux au Yémen ou en Afghanistan, pour rester dans cette région, mais qui s’applique aussi à ces Etats apparemment forts et dictatoriaux qui étaient l’Irak autrefois et la Syrie encore aujourd’hui, mais qui sont davantage des systèmes d’autorité que des Etats. Il y a ensuite la faiblesse des nations, dans la mesure où un peu partout, est c’est archi-évident en Irak, la volonté de coexistence politique de ceux qui forment la nation n’est plus du tout avérée – le référendum qui se joue actuellement au Kurdistan irakien en est une des nombreuses preuves. Enfin, la faiblesse des sociétés civiles, puisque tous ces pays ont en commun un délitement du lien social, qui est la conséquence de la faiblesse et des incertitudes de la faiblesse de l’Etat et de la nation.J’ai tendance à considérer que, lorsque le lien social ne se construit pas, il n’y a pas de jeu social et il n’y a pas de concorde. Ce lien social est otage des systèmes autoritaires. Car face à ces systèmes, quel est votre réflexe? C’est, pour survivre, celui de vous clientéliser à celui qui a le pouvoir, donc de créer du lien vertical en anéantissant les chances de constitution d’une société civile.
Certains Etats sont pourtant plus forts que jamais…
Le paradoxe, si vous voulez, c’est que les Etats du Nord, que ce soient les Occidentaux ou la Russie, considèrent que l’inventaire de ces faiblesses donne à leur puissance une vocation régulatrice. Alors que ce que l’on observe, c’est que face à la faiblesse, la puissance est impuissante. La puissance marche contre la puissance, le canon marche contre le canon. Mais la puissance est toujours incapable face à la faiblesse. Nous autres Français, nous le savons mieux que tout autre, vu les claques que nous avons reçues lors des guerres de décolonisation.
Le vide politique et diplomatique est proprement sidéral
Tout cela a conduit à une banalisation de l’intervention, qui était autrefois considérée comme un phénomène exceptionnel, voire inacceptable. Aujourd’hui, elle échoue partout. Quelle intervention de puissance a pu avoir un résultat probant? Au contraire, elle a un effet contre-productif en ajoutant la guerre à la guerre. Elle donne de nouvelles fonctions à cette conflictualité et elle aggrave les trois faiblesses dont je parlais tout à l’heure, de l’Etat, de la nation et de la société civile.
Aujourd’hui, cela nous place devant un diagnostic d’échec terrible et surtout de vide politique. Qui donc est porteur désormais d’une méthode de résolution de ces formes nouvelles de conflit?
Hors intervention, voyez-vous une autre option possible?
Le vide politique et diplomatique que j’évoquais tout à l’heure est proprement sidéral. Ceci dit, je vois tout de même trois pistes. La principale, ce serait le retour de l’acteur local. On a cru qu’on pouvait opérer sur ces conflictualités en subordonnant les acteurs locaux, aussi bien ceux qui sont directement les acteurs et la proie des conflits, que les acteurs régionaux. Il faut apprendre à relocaliser les conflits.
Le deuxième axe, c’est le multilatéralisme, cher à l’esprit de Genève. Si l’on regarde la banalisation de l’intervention, en tout cas depuis la chute du mur de Berlin, le multilatéralisme a été cruellement absent, à l’exception de la libération du Koweït (par l’Irak de Saddam Hussein) et l’autorisation de l’usage de la force en Libye. Cependant, on constate dans ce deuxième cas qu’à peine votée, la résolution de l’ONU a été immédiatement «démultilatéralisée», c’est-à-dire qu’il y a eu une appropriation par l’OTAN de l’opération militaire en Libye, qui est devenue très vite, en réalité, le jouet d’un tandem Cameron-Sarkozy, comme Barack Obama l’a lui-même dénoncé par la suite. L’objectif initial de l’opération a été complètement dénaturé, au point de faire changer d’attitude les arbitres mondiaux de ces situations d’instabilité que sont les puissances émergentes, tels l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud.
Si j’étais un enfant de 15 ans au Niger, je considérerais l’offre d’emploi des milices comme étant utilitaire et alléchante
Il y a donc à entreprendre un travail de réhabilitation du multilatéral car, comme je le soulignais tout à l’heure, moins on intervient au nom de la puissance et plus on a de chances de réussite. Endiguer cette puissance naïve des «vieux» du jeu international, c’est une façon peut-être de rendre l’intervention plus crédible, plus efficace et plus supportable par ceux qui en sont l’objet.
Et la troisième piste?
Le troisième axe consiste à cesser de considérer que ces conflits sont liés à la méchanceté d’un certain nombre d’entrepreneurs de violence, Daech, Al-Qaida, Aqmi, etc. Certes, ce sont des gens très méchants, mais cela ne doit pas nous faire oublier que, derrière ces faiblesses, il y a de vraies racines aux conflits. Il s’agit d’opérer un traitement social de ces conflictualités.
Le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) a très bien montré que les indicateurs de développement humain ne décollent pas. C’est une insécurité humaine pérenne, qu’elle soit alimentaire, sanitaire, économique… Au Moyen-Orient, la faiblesse de ces indicateurs explique en grande partie la conflictualité au Yémen, en Afghanistan et aussi, il ne faut pas l’oublier, dans les camps palestiniens de la région, même si tout le monde s’en désintéresse. Pour la Syrie et l’Irak, nous sommes bien sûr davantage devant des faiblesses institutionnelles que sociales, mais l’urgence, c’est d’apporter de l’ingénierie politique et sociale.
Nous pourrions aussi parler de l’Afrique où les inégalités et la détérioration des conditions de vie constituent naturellement un mode d’alimentation des conflits. En Afrique, il y a entre 400 000 et 600 000 enfants-soldats. Or c’est quoi un enfant-soldat? C’est quelqu’un qui ne parvient pas à s’intégrer dans la société. Si j’étais un enfant de 15 ans au Niger, je considérerais l’offre d’emploi des milices comme étant utilitaire et alléchante. Je serais enfin nourri, logé, vêtu, et j’aurais même un semblant d’importance en ayant une kalachnikov sur l’épaule… Il y a donc là une vraie source de conflictualité.
Les grandes puissances ont donc d’autres priorités que de s’attaquer aux sources des conflits?
D’où l’extraordinaire complexité de ces écheveaux. Car il est clair que la Russie, en intervenant en Syrie, a en tête toute une série de paramètres qui n’ont rien à voir avec ce qui était à l’origine de la conflictualité syrienne. Cela s’aggrave du fait qu’elle crée inévitablement un appel d’air vers les autres puissances, puisque le principe même de la guerre westphalienne c’est que lorsqu’un puissant est en guerre, l’autre doit l’être nécessairement. La sagesse de Barack Obama a été de comprendre qu’il fallait casser ce cycle.
Car il ne faut pas oublier que, pour les puissants, il y a quelque chose qui, hélas, marche à tous les coups: c’est l’aspect destruction. George W. Bush criait victoire le 1er mai 2003, parce qu’en l’espace de quelques semaines il avait déboulonné Saddam Hussein. Comme on a crié victoire le jour où on a empalé Kadhafi ou encore lorsque la Russie a réussi, parce qu’elle a les moyens pour cela, à déménager Daech. Tout cela, les puissants savent le faire, mais le gros problème, c’est la deuxième étape. Là où les puissances sont mises en échec, ce n’est pas lors des victoires militaires mais dans l’incapacité de les transformer en victoires politiques. C’est là que le paramètre de la faiblesse devient très explicatif.
Bertrand Badie est l’un des grands noms de la science politique française. Spécialiste des relations internationales et professeur des universités à Sciences Po Paris, il participe à Genève à la Conférence annuelle Pierre du Bois, consacrée cette année au Proche-Orient (mercredi et jeudi à la Maison de la paix).
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