Article paru sur le site du journal La Croix le 17/03/2020 par Jeanne Ferney
Pour l’académicien Erik Orsenna, ambassadeur de l’Institut pasteur, l ’épidémie de Covid-19 cache une autre urgence, celle de repenser nos modes de vie pour mieux affronter les crises à venir.
L’épidémie de coronavirus va-t-elle modifier le rapport des Occidentaux aux maladies émergentes, longtemps associées aux pays lointains ?
Erik Orsenna : On s’est d’abord imaginé que le coronavirus était un problème chinois. Tant qu’il n’était pas présent sur notre territoire, il ne nous concernait pas, et même il n’existait pas. Si on a parfois l’impression aujourd’hui qu’on en fait trop, c’est donc parce que dans un premier temps, on a sous-réagi. Un même déni s’est produit lors de l’apparition du sida, dont on a voulu croire qu’il touchait uniquement les homosexuels. C’est ce que j’appelle l’effet Tchernobyl : on se raconte que le nuage nous épargnera, qu’il s’arrêtera comme par magie à nos frontières.
Avec cette épidémie, on est en train de comprendre que la maladie émergente n’est pas une maladie des pays lointains ou défavorisés, mais une maladie qui touche et touchera de plus en plus les pays riches. C’est une réalité que notre société a du mal à accepter car elle ne conçoit plus d’être vulnérable. Cette fragilité, cette part de surprise et d’incertitude sont pourtant la définition même de la vie au sens où l’entend le physiologiste Claude Bernard.
Ce rappel de notre vulnérabilité peut-il avoir du bon ?
E. O. : Il pousse à l’humilité, ce qui n’est pas une mauvaise chose. On se croyait les rois du monde et voilà que ça nous tombe dessus. En fait, l’épidémie nous rappelle un principe fondamental que l’on a tendance à oublier : celui de l’unité de la vie. En clair, tout est lié. Si l’environnement ne va pas, les animaux ne peuvent pas aller, et si les animaux ne vont pas, les êtres humains – qui sont des animaux un peu particuliers mais des animaux quand même – ne peuvent pas aller. Qu’on le veuille ou non, il existe de fait une solidarité entre les règnes vivants et les pays.
Pensez au Zika, qui est arrivé au Texas par le biais de petits œufs de moustiques nichés dans des pneus d’occasion, lesquels avaient été achetés en Asie… Il est quand même extraordinaire de songer que de si petits éléments, qui sont la plus infime part de toute la chaîne du vivant, sèment la zizanie sur la planète entière. Avant, on avait les traders, maintenant on a les virus !
En nous contraignant à reporter certains déplacements, voire pour certains à vivre confinés, l’épidémie nous impose aussi de ralentir…
E. O. : C’est vrai. Cela redonne de l’épaisseur au temps et à l’espace, deux fondamentaux qu’on a voulu tuer avec la mondialisation. Mais on le voit bien avec la crise migratoire : la notion de frontière est extraordinairement fragile, car rien de ce qui se passe dans un pays n’est sans conséquence ailleurs.
Au fond, cette épidémie nous renvoie à la figure notre obsession du « tout, tout de suite », comme un boomerang. Cependant, la rapidité n’est pas toujours une mauvaise nouvelle. Ainsi en deux mois, l’Institut Pasteur a fait autant pour la recherche scientifique sur le coronavirus qu’en quatre ans pour le sida, alors même qu’il avait été à l’avant-garde de la lutte contre le VIH.
Doit-on se préparer à d’autres épisodes épidémiques ?
E. O. : Absolument, en particulier pour les maladies transportées par les moustiques. Sous l’effet du réchauffement climatique, ces insectes se développent sous toutes les latitudes. Aussi va-t-on sérieusement devoir se poser la question de l’eau, leur terrain de prédilection et, selon Pasteur, l’élément responsable de 80 % de nos maladies.
Ne risque-t-on pas, à chaque nouvelle épidémie, de chercher des coupables, quitte à tomber dans la stigmatisation ?
E. O. : Toutes les épidémies sont des fabriques de boucs émissaires. Celle-ci n’échappe pas à la règle, quand on voit ce que la communauté chinoise doit subir depuis quelques semaines. Mais on se trompera d’adversaire tant qu’on n’aura pas compris que l’espèce humaine tout entière est la première responsable, précisément parce qu’elle occulte cette unité de la vie.
En témoigne notre rapport à l’alimentation, qui est selon moi l’une des questions fondamentales soulevées par cette crise sanitaire. On ne prête pas suffisamment attention à notre alimentation, alors que ce que nous mangeons est ce qui nous constitue. Comment espérer être en bonne santé quand on continue à consommer des bêtes vivantes vendues sur les marchés asiatiques au mépris de toute hygiène, et alors même que l’on sait que ces animaux sont à l’origine de précédentes épidémies comme le Sras ? Cette contradiction se retrouve chez nous, en France, où la part de l’alimentation dans le budget est passée en peu de temps de 30 % à 10 %. On veut toujours payer moins cher, mais ce qui est moins cher est aussi plus dangereux. Vous ne pouvez pas demander aux agriculteurs de faire des prix bas tout en exigeant qu’ils n’utilisent pas de phytosanitaires, nocifs pour la santé. Essayons d’investir un peu plus dans la nourriture, et un peu moins dans Netflix, qui a vu ses actions bondir depuis le début de l’épidémie. Forcément, puisque les gens restent confinés chez eux. C’est pourtant l’inverse de ce vers quoi nous devrions tous aller : une vie reliée, fraternelle, ouverte.
Peut-on espérer que cette épidémie, et peut-être les suivantes, nourrissent une prise de conscience collective ?
E. O. : Chaque crise, qu’elle soit économique ou sanitaire, représente une opportunité. Mon vœu serait que cette épidémie soit l’occasion de renouer avec cette unité de la vie, mais aussi avec la fraternité et le savoir. La fraternité parce que le coronavirus, en nous contraignant à limiter les contacts avec l’autre, nous montre à quel point nous avons besoin de religion au sens premier, c’est-à-dire de liens. Et le savoir, parce que sans lui, on tombe dans le n’importe quoi. Il n’y a qu’à voir le nombre de fake news qui circule depuis l’émergence du Covid-19, comme celle affirmant que le gel hydroalcoolique est cancérogène.
Hélas, quand on voit qui dirige notre monde aujourd’hui, de Trump à Erdogan, de Johnson à Bolsonaro, il n’y a pas tellement de quoi être optimiste. Plus les alertes se multiplient, plus le déni de la réalité semble l’emporter.
Rappelons tout de même que Trump a affirmé que le coronavirus n’était rien du tout, et qu’il allait disparaître de lui-même au printemps ! Des gens irresponsables continuent de proférer des choses invraisemblables sans jamais en pâtir. Cette prime au non-savoir, à la bêtise, est effrayante. La voilà, ma terreur : que le pacte avec le savoir soit rompu, parce qu’alors on basculera dans ce que l’histoire peut avoir de plus noir…
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