La modernisation de la guerre et les nouvelles menaces qui apparaissent font évoluer l’encadrement juridique des conflits armés. À l’heure de la mondialisation, où tout conflit local détient des répercussions à l’échelle planétaire, il apparaît comme nécessaire de se repencher sur ces notions essentielles afin de mieux appréhender leur teneur et leur portée dans un monde en conflits permanents. Eric Pomès, Docteur en droit et officier de l’armée de terre, nous en donne les clés de lecture.
Comment a évolué la notion de « menace » et de « droit de la guerre » depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Dans quelle mesure sont-elles, ou non, prépondérantes aujourd’hui ?
Tout d’abord, il convient de faire une remarque sémantique. La « menace » est une notion ou un concept tandis que « le droit de la guerre » est un corpus juridique. La première relève du champ des idées, de la conceptualisation de la réalité alors que le deuxième pose un cadre normatif applicable dans une situation exceptionnelle, la guerre (ou plus précisément le conflit armé).
La teneur du concept de « menace » et le corpus juridique du « droit de la guerre » ont connu une évolution identique. Le contenu de l’un et de l’autre a été marqué par une dilatation.
Le « droit de la guerre » a, dès 1949, été révisé pour prendre en compte les données apparues durant la Seconde Guerre mondiale. Le terme de guerre a ainsi été remplacé, pour l’application des Conventions de Genève, par le terme conflit plus large afin de permettre un encadrement quasi automatique des conflits armés entre les États. Puis, en 1977, sous la pression des pays ayant accédé à l’indépendance, « le droit de la guerre » a vu une définition plus claire des normes applicables dans les hypothèses de conflit armé non international. En parallèle, de ces « grands textes » du « droit de la guerre » ont été adoptés de nombreux traités notamment en matière d’armement (Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel de 1997, etc.). Il faut aussi évidemment relever l’apparition de la justice internationale pénale qui, à partir de l’expérience des tribunaux de Nuremberg, va peu à peu mettre un terme à l’impunité lors des conflits armés.
De son côté, le concept de « menace » a connu une dilatation manifeste au point parfois ne plus bien savoir ce qu’il recouvre. Il y a une certaine indétermination de ce que comprend aujourd’hui la « menace ». Tel est l’un des enseignements que l’on peut retirer du colloque qui s’est tenu en octobre 2018 à l’ICES, Institut catholique de Vendée. De plus en plus, ce terme est utilisé avec un adjectif : nouvelle menace, menace globale… Cette dilatation trouve son origine dans l’évolution du concept de sécurité auquel est intimement lié celui de « menace ». Aujourd’hui, la sécurité se fait globale, humaine, etc. Schématiquement, le terme de menace renvoie à des réalités protéiformes (sanitaire, économique, militaire, etc.). Cette dilution du terme s’explique par la volonté d’appréhender les nouvelles réalités issues de la mondialisation et de la globalisation. Ces réalités peuvent être décomposées de la manière suivante :
Cette dilution du terme menace conduit par voie de conséquence à s’interroger sur l’application du « droit de la guerre » à des menaces ne relevant pas purement des conflits armés brouillant ainsi les temps de paix et de guerre.
Comment pourriez-vous qualifier « l’intervention humanitaire » ? L’exemple du Kosovo, en 1999, est-il représentatif de cette notion ?
Le Kosovo fournit une bonne illustration de ce que l’on entend par « intervention humanitaire ». Il convient toutefois de noter que les modalités des actions humanitaires sont variées et incluent des degrés très différents d’intervention. Au niveau le plus faible, elles consistent en des protestations diplomatiques qui permettent aux États, dans certaines circonstances, de satisfaire à leurs obligations de prévention. Dans une version plus développée, mais neutre, elles consistent en des secours organisés comprenant notamment l’envoi de nourriture et de médicaments. En montant d’un degré supplémentaire, l’action humanitaire devient intervention. Selon la définition classique d’Oppenheim, l’intervention, en droit international, s’entend d’une « interférence dictatoriale ou coercitive d’une partie ou de parties extérieure(s) dans la sphère légale d’un État souverain, ou plus généralement d’une communauté politique indépendante » dans le but de modifier une situation donnée. Le terme intervention décrit ainsi l’exercice de l’autorité « publique par un État sur le territoire d’un autre sans son consentement (ce qui la différencie de l’aide humanitaire) ». L’intervention humanitaire ou d’humanité est une opération militaire unilatérale d’un ou plusieurs États ou d’une organisation régionale dans un autre État, sans son consentement afin de protéger une population, avec laquelle ils n’ont aucun lien, victime de violations graves et/ou massives de ses droits fondamentaux sur le territoire dudit État .
Ce type d’intervention doit bien être distingué des opérations décidées par les Nations unies. Dès lors leur licéité est discutée. Si cette dernière paraît évidente dans le monde occidental, ces opérations suscitent de nombreuses critiques de la part du reste du monde en particulier des BRICS.
Ce conflit met-il en avant une conception « occidentale » du droit de la guerre qui verrait l’ancien bloc de l’Ouest se voir doté d’une fonction suprême de maintien de la paix dans le monde ?
Pour répondre à votre question, il faut se souvenir des positions occidentales à la fin de la guerre froide. Le livre de Francis Fukuyama, La fin de l’histoire, est symptomatique de cette époque qui voyait la victoire de la vision libérale dans laquelle la société internationale aurait cédé sa place à la communauté internationale. Cette dernière serait l’incarnation d’un ordre libéral fondé sur le triptyque démocratie, droits de l’homme, marché. Cette transformation impliquerait aussi le passage d’un ordre interétatique à un ordre humanitaire défini comme « un ensemble de normes, de discours et d’institutions qui légitiment, légalisent l’intervention d’États, d’acteurs non-étatiques afin de préserver la vie humaine». Son respect serait garanti par les États libéraux qui se doivent d’agir en cas de violation afin d’aboutir à la paix libérale. La fin des années 2000 a ainsi marqué, selon l’expression de Martti Koskenniemi, un « tournant vers l’éthique » qui impliquait l’organisation de la société internationale par la Rule of law en suivant l’Occident libéral. Certains libéraux, à la suite de Michael Walzer, défendent les interventions humanitaires en arguant que les violations massives des droits de l’Homme choquent la conscience de l’Humanité. Cela fonde une intervention extérieure pour permettre aux citoyens de s’autodéterminer. En d’autres termes, pour sauver des êtres humains, la guerre est parfois nécessaire. Cette idée tirée du courant d’internationalisme moral wallzérien se rapproche de l’idéalisme réaliste et met en œuvre, selon Michael Walzer, une « practical morality ». Celle-ci permettrait de justifier les interventions humanitaires au motif que les notions centrales de souveraineté et d’interdiction du recours à la force devraient céder face à la protection des droits de l’Homme. Les tenants de ce courant de pensée essaient d’établir et d’imposer un guide moral aux acteurs des relations internationales sans tenir compte, voire en rejetant le droit international. Pour eux, le droit international est une irréalité. Anne Orford écrit ainsi que « Walzer wants to be able to develop a shared moral code for judging the justice of war through a proper engagement with the real world, unlike international lawyers who relate only to a paper world ».
La théorie libérale qui se présentait comme normative va ainsi devenir positiviste. Ce changement implique que la protection des États dérive du respect de certaines valeurs et que les États libéraux doivent agir pour imposer ces valeurs aux autres États, afin d’aboutir à la paix libérale. Un État est considéré comme libéral dès lors, d’une part qu’il permet à sa population de faire ses propres choix, qu’il garantit le respect des droits de l’Homme et, d’autre part que, dans ses relations avec les autres États, il est pacifique, adopte la démocratie libérale et l’économie de marché. Cette transformation donnerait naissance et requerrait des actions humanitaires lesquelles s’assignent pour but de sauver et sauvegarder des vies et la dignité de personnes victimes d’un conflit armé ou d’une catastrophe naturelle.
Le terrorisme apparaît, en effet, comme la principale menace aujourd’hui. Le droit de la guerre prévoit-il une législation pour le combattre ou fait-on face à un concept nouveau, inqualifiable, donc difficilement combattable ?
Le terrorisme apparaît effectivement, pour l’heure, comme l’une des principales menaces. Là encore, une clarification s’impose : le terrorisme constitue une méthode de combat pas un type de conflit armé. Par conséquent, une distinction claire doit être effectuée entre les opérations militaires contre des groupes terroristes qui peuvent être qualifiées de conflits armés et pour lesquelles il convient d’appliquer le droit des conflits armés existant. Même s’il est vrai qu’une telle application n’est pas dénuée de difficulté en particulier en ce qui concerne la détermination des individus qui participe effectivement aux hostilités. D’un autre côté la lutte contre le terrorisme relève de prime abord du droit applicable en temps de paix.
Cette distinction fondamentale connaît une atténuation certaine depuis le lancement par les États-Unis de la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci a eu pour effet, en utilisant la rhétorique du champ de bataille global, d’obscurcir tant les limites entre le droit applicable en temps de conflit armé et en temps de paix que la distinction fondamentale entre civils et combattants.
Ceci démontre la difficulté que connaissent les démocraties à respecter l’État de droit, qui constitue leur ADN, dans leur lutte contre le terrorisme. À défaut, les groupes terroristes savent utiliser tout manquement dans une utilisation stratégique du droit (lawfare).
Comment pourrions-nous qualifier juridiquement le statut des terroristes ?
La question du statut attribuable au terroriste est une question récurrente. Le terme « combattant », au sens des Conventions de Genève de 1949, identifie les personnes qui ont le droit de participer aux hostilités (membres des forces armées, etc.). Toutefois, dans les conflits contemporains, ce statut ne s’applique que très rarement soit, car il s’agit d’un conflit armé non international, soit, car il s’agit de civils participant directement aux hostilités.
Devant cette difficulté, les États-Unis ont, pour désigner les terroristes, utilisé les notions de combattants illégaux ou de combattant ennemi. Le point commun entre ces qualifications, qui ne se retrouvent pas en droit positif, est de souligner que ces individus n’avaient pas le droit de participer aux hostilités et qu’ils ne pouvaient bénéficier des protections reconnues par le droit des conflits armés aux combattants. Ces interprétations américaines méconnaissent le droit des conflits armés, car dès lors qu’un individu n’est pas un combattant au sens des Conventions de Genève, il relève de la catégorie des civils. C’est parce qu’il participe directement aux hostilités qu’il perd les immunités protégeant les civils contre les attaques directes.
Outre cette notion, quelles sont les nouvelles menaces auxquelles nous devons faire ? Leurs apparitions peuvent-elles avoir un impact sur l’avenir du droit de la guerre et sur la sécurité du continent européen en particulier ?
Si on met de côté toutes les menaces non militaires (sanitaires, environnementales), le terrorisme est une menace évidente pour les Européens. Une certaine littérature a cru déceler l’obsolescence du « droit de la guerre » face au terrorisme. C’est une opinion que je ne partage pas, car derrière le thème de l’obsolescence se cachait, en réalité, une volonté de supprimer tout encadrement juridique. La théorie du droit pénal de l’ennemi du professeur Günther Jakobs, dont la thèse est que l’application des procédures en matière pénale entraverait l’effort de collecte de renseignements, est à cet égard symptomatique.
Très proche du terrorisme, il ne faut pas oublier la menace que constitue le crime organisé qui de plus en plus crée des liens avec les groupes terroristes notamment au Sahel.
Enfin, l’une des menaces possibles est la résurgence d’un État qui souhaiterait imposer ses intérêts au moyen de la force. En la matière, une liste de candidats peut être établie selon les inclinaisons de chacun. Ce dernier cas n’implique pas fondamentalement d’évolution du droit des conflits armés même si l’apparition de nouvelles technologies pose des questions délicates.
À ce titre, quels rôles jouent la cybernétique et la robotique dans la modernisation du matériel militaire et, de ce fait, dans l’évolution de la guerre ?
La robotisation, de même que l’utilisation de moyens cybernétiques qui permettent aux États d’atteindre leurs cibles quelle que soit leur localisation, posent la question du périmètre du champ de bataille, devenu quasiment illimité. Cela a pour effet d’obscurcir tant les limites entre le droit applicable en temps de conflit armé et en temps de paix que la distinction fondamentale entre civils et combattants, comme l’illustrent les exécutions extrajudiciaires réalisées au moyen de drones.
Cet exemple emblématique permet d’aborder la façon dont le droit international appréhende ces nouvelles technologies. Une partie de la doctrine soutient qu’il existe un vide juridique, notamment en matière cybernétique, voire que le droit international humanitaire dans un tel domaine souffre d’obsolescence. Il apparaît pourtant que le droit positif permet d’ores et déjà de saisir l’usage de ces nouvelles technologies. Tel est le cas des systèmes d’armement létaux autonomes ou des cyberarmes qui, loin d’être réfractaires au droit existant, ne lui sont pas étrangers grâce à la flexibilité des principes du droit international humanitaire, même s’ils exercent une certaine influence sur la détermination des conflits armés et du champ de bataille.
À l’heure où toute guerre locale dispose de conséquences à l’échelle globale, quelle est votre analyse sur l’avenir du droit international humanitaire ? Pourra-t-on observer un retour au droit international classique westphalien où la frontière et l’équilibre jouent un rôle de premier plan ?
À l’évidence, les puissances émergentes ne partagent pas l’ensemble des valeurs ayant servi de pilier à l’ordre libéral. Ce défi à l’ordre libéral ne doit cependant pas faire oublier que celui-ci est remis en question à l’intérieur même des frontières de ses créateurs avec la montée des mouvements dits populistes, elle-même liée à un certain échec de cet ordre libéral. Sous la pression conjuguée de ces deux phénomènes, l’ordre international va sûrement connaître une transformation, mais sa nature et sa profondeur restent pour l’heure incertaines. D’aucuns imaginent un retour de la géopolitique classique, d’autres encore avancent la naissance d’une véritable Communauté internationale. En revanche, le statu quo défendu par d’autres paraît être une hypothèse faisant peu de cas de la réalité. Dès lors, l’exploration des chemins qu’empruntera cette évolution, voire cette révolution, s’impose avec force à tous ceux qui entendent comprendre, analyser et expliquer les relations internationales. Deux faits semblent faire consensus : la fin de l’unipolarité et la mondialisation.
Michael J. Boyle a proposé la thèse selon laquelle le monde se dirigerait vers une alternative : un ordre libéral ou un ordre « illibéral ». S’opposerait à l’ordre libéral — modèle politique, économique et social de l’Occident — avec à sa tête les États-Unis, un modèle illibéral prônant un contrôle de l’économie de marché, une certaine limite à la démocratie et un modèle social conservateur. Si cette idée s’avérait juste, le monde se scinderait en deux camps, comme pendant la guerre froide. Ces deux blocs partageraient le même système économique — l’économie de marché —, mais s’opposeraient sur le modèle de société. La division du monde ne serait plus fondée sur l’idéologie, mais sur la culture et les identités. La séparation ne se limiterait plus à deux camps homogènes — le bien et le mal –, mais concernerait une multitude, résultat de la réalité du monde : la multiculturalité dans laquelle chaque civilisation défend son droit à la différence.
Cette évolution influencera inévitablement l’interprétation du droit international. L’histoire du droit international montre que ce droit est avant tout un droit européen puis américain après la fin de la Guerre froide. La fin de l’unipolarité, de l’hégémonie américaine se traduira également dans le domaine du droit international, car nous assistons à la création d’un bloc d’États ayant la volonté d’opposer, en matière de droit international, une vision alternative à celle de l’occident. Si cette hypothèse se révèle exacte, nous pourrions être témoins d’une véritable révolution du droit international. En reprenant les termes du courant Third World Approaches to International Law (TWAIL), on pourrait affirmer qu’en remettant ainsi en cause l’hégémonie occidentale sur le droit international, les Russes, en Crimée, les Chinois ailleurs, agissent contre le droit des dominants. Il est possible toutefois d’affiner cette affirmation. L’attitude russe ou chinoise au regard du droit international peut signifier l’élaboration d’une interprétation concurrente ayant pour vocation de s’imposer ou de limiter l’influence occidentale. Elle peut aussi être interprétée comme une tentative d’imposer la vision de nouveaux dominants.
Le XXIe siècle devrait donc voir s’opposer deux discours sur le droit international et plus largement sur l’ordre international. D’un côté se trouve le discours libéral qui s’est imposé depuis le XXe siècle. Dans ce discours, comme l’a montré Ronald Dworkin, le droit ne peut être séparé de la morale ; le libéralisme suppose donc des engagements éthiques. Il ressort de cette vision que l’ordre international serait déterritorialisé, dans le sens où l’interprétation stricte de la souveraineté aurait cédé sa place à une interprétation plus communautaire, et universel, c’est-à-dire fondé sur une interprétation identique pour l’ensemble des civilisations des principes et normes internationaux.
D’un autre côté se trouverait un discours chinois, russe fondé sur un ordre international étatique de type westphalien régi par les principes de la coexistence pacifique et respectueux des diversités culturelles. En d’autres termes, ces États militent en faveur d’un ordre libéral classique !
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