«Le droit international humanitaire se délite sous nos yeux»

En 1945, les dirigeants mondiaux s’étaient hardiment engagés à préserver les générations futures du fléau de la guerre. Leur engagement a conduit à la fondation de l’Organisation des Nations Unies et au droit international humanitaire moderne.

L’agitation qui qui s’en est suivi était loin de l’image de paix et de diplomatie qu’ils avaient en tête. Dans les décennies qui ont suivi, les civils ont connu la dévastation causée par les conflits absolument différents des deux guerres mondiales – marquées par des conflits « par procuration » et des combats acharnés au nom de la religion ou des changements de régime. Mais les conséquences de ces conflits étaient tous trop familiers : civils blessés ou tués;  enfants et femmes violées et victimes d’abus; villes et villages rasés; et des communautés entières forcées de quitter leurs foyers, ce qui porte le déplacement de masse depuis l’après-guerre à plus de 60 millions de personnes.

Les guerres civiles d’aujourd’hui impliquent un plus grand nombre factions armées qui les rend encore plus complexe à résoudre. Les conflits sont caractérisés par des niveaux choquants de brutalités infligées aux civils et une impunité omniprésente pour les auteurs. Les populations dans les zones assiégées sont délibérément affamées, intimidées et privées de biens de première nécessité – parfois pendant des années en toute impunité. Les maisons, les écoles, les hôpitaux et les lieux de culte sont bombardés à des niveaux alarmants souvent avec les patients, le personnel, les familles, les fidèles et les étudiants encore à l’intérieur.

Un grand nombre de conflits actuels manquent d’une ligne de front claire et sont plus susceptibles d’avoir lieu dans les milieux urbains densément peuplés de civils pris au piège dans les feux croisés. Lorsque les zones urbaines peuplées sont attaquées avec des armes explosives, 90% des personnes tuées ou blessées sont des civils.

Nous sommes à un tournant critique : 150 ans de lois internationales conformes aux normes internationales visant à protéger les civils dans les zones de conflit s’écroulent devant nos yeux. Pour réenclencher le système international afin de mieux répondre aux besoins des millions de personnes dont la vie est déchirée par la violence, trois domaines au cœur de l’entreprise humanitaire doivent de toute urgence être mise en place : l’accès, les droits fondamentaux et la protection. En mai, les Etats membres se réuniront pour un sommet humanitaire à Istanbul, où ils auront une chance unique d’engager des changements concrets dans chacun de ces domaines.

Premièrement, l’accès. Partout dans le monde – et à une échelle stupéfiante en Syrie – les parties belligérantes nient ou entravent l’accès aux organisations humanitaires essayant d’atteindre les communautés dans le besoin. Cette interdiction d’accès peut être flagrante: attaquer et  tuer les travailleurs humanitaires, le pillage de leurs approvisionnements, le déni d’un passage sécurisé.

L’état de siège est une tactique barbare de guerre qui n’a pas sa place au XXIème siècle. Les images déchirantes d’enfants affamés dans la ville assiégée de Madaya en Syrie au début de cette année nous ont tous choqués, mais partout dans le monde, il y a des centaines de Madayas: au Soudan, au Yémen, au Myanmar, au Nigeria. Les populations sont empêchées d’accéder à l’assistance alors que les travailleurs humanitaires engagent des négociations d’accès difficiles, dangereuses et complexes avec les parties en conflit, parfois avec succès, souvent avec aucun.

En second lieu, lors du sommet, les dirigeants devront se préparer à renouveler leurs engagements aux principes humanitaires fondamentaux – humanité, impartialité, neutralité et indépendance – qui guident notre travail. Préserver notre neutralité et notre refus de prendre parti dans le conflit, ainsi que notre indépendance des programmes politiques, sont essentiels à la réalisation de notre mission de protéger et de fournir de l’aide aux populations touchées, basée uniquement sur les besoins.

Le respect de ces principes nous permet de construire un dialogue avec toutes les parties en conflit et  nous permettent d’atteindre la ligne de front de crise. La politisation de l’aide conduit à un sentiment de suspicion vis à vis  de notre mission, saper notre travail et de mettre en danger la vie de notre personnel et les populations que nous sommes censés protéger et aider.

Troisièmement, la protection est la pierre angulaire de l’action humanitaire. Au cours des 150 dernières années, et dans les deux dernières décennies, en particulier, nous avons déployé des efforts inlassables dans le renforcement des cadres juridiques internationaux régissant les règles de la guerre. Pourtant, nous assistons à un manque éhonté et brutal du respect de ces règles. Les parties belligérantes doivent respecter les règles de la distinction, de proportionnalité et de précaution.

Nous ne pouvons plus tolérer que des familles soient délibérément et aveuglément bombardées dans leurs maisons, tandis que les auteurs restent impunis. Il est navrant de fournir de la nourriture et de l’eau aux familles qui risquent d’être abattues alors qu’elles viennent d’obtenir une aide, ou que les travailleurs humanitaires soient ciblés. Il est vain de construire des hôpitaux, si nous ne pouvons pas garantir la sécurité des patients et du personnel soignant. Lutter contre le terrorisme et la guerre  ne justifient pas le relâchement ou la révocation des règles qui visent à protéger les civils dans les conflits. Ça suffit. Même les guerres ont des règles.

Dans son rapport Une humanité, responsabilité partagée et de son ordre du jour pour l’humanité, Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies appelle à un leadership mondial pour prévenir et mettre fin aux conflits, et demande aux dirigeantsde faire respecter les normes qui protègent l’humanité. Les gouvernements doivent mettre en place un observatoire pour suivre, recueillir les données et les rapports sur les violations du droit international humanitaire. Il appelle également à un plus grand soutien envers les systèmes judiciaires nationaux et des organes judiciaires internationaux, telle que la Cour pénale internationale, pour mettre un terme à l’impunité. Nous attendons des engagements sur chacun de ceux-ci et beaucoup d’autres initiatives au sommet humanitaire mondial.
La vision définie dans la charte des Nations unies après la deuxième guerre mondiale reste pertinente, mais les dirigeants mondiaux doivent maintenant renforcer les fondations qui composent le système humanitaire. Le sommet humanitaire mondial sera un tournant dans la façon dont les Etats, les organisations internationales, le secteur privé, la société civile et les dirigeants individuels, se réunissent pour faire face aux grands défis de notre temps. Les dirigeants ont montré de ce dont ils sont capables quand ils s’engagent à changer. L’an dernier à Paris sur le changement climatique, à New York sur le programme de développement durable 2030, à Sendai sur la réduction des risques, les dirigeants ont démontré que le pouvoir politique peut progresser en ce qui concerne les questions les plus difficiles. Nous devons exploiter cet élan politique pour triompher en mai à Istanbul et assurer la protection nécessaire aux civils et  l’accès à l’aide humanitaire pour les générations qui nous succèdent.

Jan Egeland est secrétaire général du Conseil norvégien pour les réfugiés et un ancien coordonnateur des secours d’urgence des Nations Unies. Stephen O’Brien est sous-secrétaire général pour les affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence à l’ONU. 

Traduit de l’anglais.
Lire l’article complet en anglais
sur le site du journal The Guardian

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