Article paru sur le blog du journal La Croix le 17/12/2017 par Jean-Christophe Ploquin
« Le pape est à des années lumière des théoriciens du clash des civilisations », Antonio Spadaro, directeur de la revue La Civiltà Cattolica
Le P. Antonio Spadaro suit le pape François dans chacun de ses déplacements internationaux. Directeur de la revue jésuite La Civiltà Cattolica, il est aujourd’hui l’un des plus proches observateurs et commentateurs de la pensée du pape et de son action à travers le monde. Il fut d’ailleurs le premier intervenant du colloque Le pape François : une nouvelle diplomatie au Saint-Siège? organisé le 15 décembre 2017 par le Centre de recherches internationales de Sciences-Po Paris en partenariat avec la Fédération internationale des universités catholiques.
Cette journée s’est inscrite dans le cadre d’une collaboration plus large entre le Ceri et le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL), un laboratoire de recherche du CNRS et de l’École pratique des Hautes études (EPHE). Associés depuis septembre 2016 au sein de l’Observatoire international du religieux, ces organismes avaient organisé le 19 septembre 2017 une journée d’études sur « Le religieux, entre local et global » et produit un ouvrage collectif dans la collection L’Enjeu mondial, Religion et politique, dirigé par le politologue Alain Diechkoff, directeur du Ceri, et le sociologue Philippe Portier, directeur du GSRL.
Antonio Spadaro a intitulé son exposé « Une diplomatie de la miséricorde ». Au fil de son intervention, il s’est arrêté sur le récent voyage de François en Birmanie et son attention aux Rohingyas, minorité subissant une épuration ethnique de la part de l’armée birmane. Il a aussi montré combien le pape se distingue de la logique manichéenne d’un Donald Trump. Et il a décrit le chef de l’Église catholique comme un médecin soucieux de prendre le pouls du monde auprès des blessés de la planète.
J’étais parmi la petite centaine de personnes réunies au début de colloque et je livre ici de larges extraits de son propos à partir du texte intégral qu’il m’a communiqué à la fin. J’en ai réalisé la traduction, de l’anglais vers le français.
« L’Église, un hôpital de campagne au milieu des peuples »
« Pour François, la miséricorde n’est pas un concept abstrait », commence Antonio Spadaro. « C’est l’action de Dieu dans la vie de ce monde : dans les sociétés, les groupes humains, les familles, les individus. Dieu n’agit pas seulement à travers la vie des personnes, mais aussi à travers le processus historique des peuples et des nations. François décrit l’Église comme faisant pleinement partie de nos villes, ses limites étant seulement marquées par des cloisons perméables, flexibles, semblables à la toile de tente d’un hôpital de campagne ».
« Rien n’est jamais perdu dans les relations entre nations »
« Quelle est la signification politique de ce terme de miséricorde ? Nous pourrions traduire : rien ni aucune personne n’est jamais définitivement perdu dans les relations entre nations, entre peuples, entre États. Et je vais vous détailler sept aspects de cette diplomatie de la miséricorde ».
« Une pensée flexible face à une crise globale »
1- Une diplomatie ‘incomplète’ et ‘ouverte’
« Pour le pape, la crise est globale. Et seule une pensée vraiment ouverte peut l’envisager, comprendre où va le monde, et s’attaquer aux situations les plus complexes et les plus urgentes. La pensée ouverte est une pensée flexible qui prend en compte les situations telles qu’elles se déroulent, y compris au-delà des apparences ».
« Il n’y a pas à choisir son camp entre Riyad et Téhéran »
Antonio Spadaro donne alors plusieurs exemples, à commencer par la Syrie. « Alors que le conflit intra-islamique entre sunnites et chiites se déroule notamment sur le champ de bataille syrien, il est important de ne pas tomber dans le piège de devoir choisir son camp entre Riyad et Téhéran ». L’Iran, notamment, doit être envisagé comme un pays influent susceptible de contribuer à une solution politique et à la lutte contre le terrorisme.
« Voir la Chine comme une puissance mondiale »
Le directeur de La Civiltà Cattolica mentionne aussi brièvement Cuba et la Colombie puis il s’arrête longuement sur la Chine et la Birmanie. « Un élément important du récent voyage au Myanmar et au Bangladesh est la prise en compte explicite par le pape du nouveau rôle que la Chine veut déployer – et déploie déjà – dans le contexte international. Il l’a dit dans l’avion lors de son retour : ‘la Chine est aujourd’hui une puissance mondiale. Si nous la voyons de cette façon, cela change le panorama’. Il n’a jamais caché son souhait d’un voyage d’en Chine ».
« Une forte pression autour de l’utilisation du nom Rohingya »
« Quant aux Rohingyas, avant son voyage, nous avons constaté une forte pression médiatique comme si la crédibilité de son pontificat était engagée sur l’utilisation – ou non – du mot Rohingya. Au Myanmar, il ne pouvait pas le prononcer mais il a tracé son propre chemin. Il en a parlé d’une façon qui lui permettait d’être entendu, sans aiguiser les tensions, sans polariser. Et ensuite il les a rencontrés au Bangladesh, face à face, seize d’entre eux qu’il a écoutés et avec qui il a demandé de prier. Là, il pouvait appeler ce groupe ethnique par son nom ».
« Joindre diplomatie et prophétie »
« François sait judicieusement joindre diplomatie et prophétie », explique Antonio Spadaro. « Pour lui, le plus important est que le message parvienne à son destinataire. Or si vous claquez la porte à l’autre, votre message ne lui arrive pas. Cet épisode montre que la position du pape ne consiste pas à dire qui a tort et qui a raison, car à la racine de tout conflit, il y a un combat pour le pouvoir, ou pour la suprématie régionale, ou pour ce qu’il appelle un ‘prétexte vain’. Il n’y a pas lieu de prendre partie au nom de raisons morales ».
« L’histoire du monde n’est pas un film de Hollywood »
« Le pape rejette le mélange de politique, de morale et de religion, qui conduit à présenter une réalité divisée entre le Bien absolu et le Mal absolu, entre un axe du bien et un axe du mal. L’histoire du monde n’est pas un film de Hollywood. Il sait que chaque camp agit à partir de points de vue souvent moralement ambigus. François veut rencontrer les principaux acteurs pour les amener à réfléchir ensemble, à rechercher le bien. C’est le soft power caractéristique de la politique internationale ».
« Vous ne perdez rien à parler »
« Il a ainsi rencontré le 27 novembre la plus haute autorité militaire du Myanmar, le général Min Aung Hlaing, qui lui en avait fait la demande. François sait parfaitement qu’une politique de réconciliation nationale ne peut éviter d’impliquer les militaires dans le gouvernement. ‘Vous ne perdez rien à parler, vous y gagnez toujours quelque chose’, a-t-il commenté au sujet de cette rencontre ».
« François rejette tout millénarisme apocalyptique »
2- Une géopolitique qui dissout les fondamentalismes et la peur du chaos.
« François ne cède jamais à la tentation d’identifier une religion avec le fondamentalisme », enchaine Antonio Spadaro. Le directeur de La Civiltà Cattolica s’attarde d’abord sur la façon dont le pape réagit aux discours des djihadistes sur l’instauration d’un califat universel : « Il rejette ce type de récit apocalyptique qui entonne des hymnes sacrificiels à la mort et attend avec espoir la confrontation finale entre religions et cultures rivales. Le pape est à des années lumière des théoriciens du clash des civilisations. De même, il entend vider de son sens tout millénarisme apocalyptique qui se dirait chrétien. Il cherche à dissoudre ce double récit d’un choc final des religions qui ne sert qu’à nourrir l’imagination des djihadistes et des néo-croisés ».
Jérusalem, Trump et le pape
Antonio Spadaro mentionne la récente décision du président américain Donald Trump de transférer l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem. Il cite un commentateur du site The Atlantic, Peter Beinart, qui considère que l’actuel président américain manipule la peur de l’islamisme pour assoir son pouvoir. Le pape, lui, a appelé au respect du statu quo à Jérusalem.
« François contredit systématiquement la stratégie de la peur »
« L’alliance douteuse entre la politique et le fondamentalisme religieux fonctionne lorsqu’on entretient la peur du chaos. Il y a aujourd’hui une stratégie politique qui cherche le succès politique en amplifiant la rhétorique du conflit, en exagérant le désordre. Qui agite les esprits en dépeignant des perspectives préoccupantes qui n’ont pourtant aucun lien avec la réalité. François apporte systématiquement la contradiction à cette stratégie de la peur. Il appelle les leaders religieux à être des hérauts de la paix. Et il refuse tout crédit à ceux qui cherche une ‘guerre sainte’ ».
« Les terroristes, de pauvres criminels »
« Il parvient même à décrire, dans une interprétation stimulante des Évangiles, les terroristes comme de ‘pauvres criminels’, exprimant ainsi à la fois une condamnation et une compassion. Cela nous fait percevoir le pécheur – ici le terroriste – comme un fils prodigue, pas comme l’incarnation du diable. De cette façon, arrêter un agresseur n ‘est pas seulement un droit pour la communauté mais aussi un devoir envers l’agresseur lui-même qui a le droit d’être empêché de faire le mal. L’amour chrétien n’est pas seulement l’amour du voisin, mais aussi celui de l’ennemi ».
« Débarrasser le pouvoir spirituel de son bagage temporel »
3- Ne pas considérer le catholicisme comme une garantie politique de puissance
« François résiste vigoureusement à l’attrait d’un catholicisme qui serait vu comme le ‘dernier empire’, héritier d’un passé glorieux, rempart contre le déclin et la crise de leadership de l’Occident. Il débarrasse le pouvoir spirituel de son bagage temporel, de son armure rouillée, et rend à Dieu son vrai pouvoir, qui est d’assembler ».
« La croix n’est pas une bannière pour des luttes terrestres »
« François l’a dit aux évêques américains : ne faites jamais de la croix une bannière pour des luttes terrestres. Il veut libérer l’Église et ses prêtres du complexe de Massada, du sentiment d’être en guerre, encerclés, enclavés au sein d’une société qu’ils devraient combattre ».
« Guider l’histoire vers un royaume de justice et de paix »
« Il y a donc une différence nette entre deux visions théopolitiques : l’une, impériale « constantinienne », qui cherche à établir un royaume divin ici et maintenant; l’autre, eschatologique « franciscaine », qui vise à guider l’histoire vers le royaume de Dieu, un royaume de justice et de paix. La première produit une idéologie de conquête; la seconde un processus d’Intégration ».
« Le devoir du christianisme pour l’Europe comme partout, c’est le service »
« Dans l’interview qu’il avait donnée en mai 2016 à La Croix, le pape a affirmé : ‘l’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du christianisme pour l’Europe, c’est le service’. La contribution du christianisme à une culture, c’est celle du Christ qui lave les pieds, ou le service et le don de la vie ».
« Fuir la tentation de devenir un parti »
« Bergoglio sait que lorsqu’un ‘peuple élu’ devient un ‘parti’, il entre dans un logique complexe de considérations religieuses, institutionnelles et politiques qui lui font perdre le sens du service universel et le dresse contre ceux qui sont éloignés. Devenir un parti crée des ennemis. Nous devons fuir cette tentation ».
L’atlas du pape
4- Une diplomatie des périphéries
« Quelle vision le pape a-t-il du monde? » interroge Antonio Spadaro. « Quel atlas regarde-t-il ? Prenons l’exemple de ses voyages européens. A-t-il visité Paris, Londres, Berlin ou Madrid? Non. Son itinéraire a commencé par Lampedusa, porte de l’Europe, et l’Albanie, pays qui n’est pas encore membre de l’Union européenne et qui a une majorité musulmane. Depuis ces périphéries, il a traversé le centre, c’est-à-dire Strasbourg et les institutions européennes, avant de visiter d’autres frontières : la Turquie, la Bosnie, Lesbos », avant de se rendre au Caucase du Sud (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan); en Pologne – notamment à Auschwitz, où il a « touché les frontières de l’horreur » – à Lund en Suède, et à Fatima, au Portugal.
« Comme un docteur »
« François voit comment bat le cœur du monde en posant les mains sur ses extrémités, là où les pulsations du sang peuvent être ressenties. Il est comme un docteur, qui cherche à comprendre si le cœur bat en observant comment le sang circule dans le corps ».
« Réanimer la circulation dans l’Église »
« En nommant des cardinaux de la périphérie, il cherche à réanimer la circulation dans l’Église, qui est un corps, le corps du Christ. Pour lui, les petites communautés chrétiennes vivant dans des pays ayant d’autres majorités religieuses – 88% de bouddhistes au Myanmar; 90% de musulmans au Bangladesh sont des graines pour le futur. Leur tâche éminemment prophétique est de tisser du lien dans des sociétés effilochées, parfois déchirées ».
« Toucher les blessures du monde »
5- La diplomatie d’un hôpital de campagne.
« Ses voyages apostoliques à travers les périphéries permettent aussi au pape de toucher de ses propres mains les blessures ouvertes, dans un geste thérapeutique », ajoute Antonio Spadaro. « Il touche les barrières comme si elles étaient la tête d’une personne malade. Il veut toucher les blessures une par une », comme lorsqu’il a posé sa tête contre le mur à Bethléem, contre le mur des exécutions à Auschwitz, ou contre le mur d’une église au Caire où d’innocents chrétiens avaient été tués ».
« Résoudre les crises géopolitiques et économiques »
« Il l’a expliqué dans son discours au Congrès des États-Unis : ‘Il nous est demandé de rassembler courage et intelligence pour résoudre les nombreuses crises géopolitiques et économiques actuelles. Notre réponse doit apporter l’espoir et la guérison, la paix et la justice ». C’est cette volonté qui l’a mené en Corée, à Sarajevo, en Albanie, à Lampedusa, à Lesbos, sur les rives du détroit de Floride qui sépare Cuba des États-Unis, à Bangui, au Sri Lanka, au Caucase du Sud, et à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, à Ciudad Juarez, où l’autel pour la messe fut placé à 80 mètres du mur. « Le pape voyage pour toucher les blessures et y poser ses mains, comme le Christ les posait sur les blessures de son temps. C’est le sens le plus profond de la diplomatie de la miséricorde ».
« L’humanité affrontera toujours des conflits »
6- Une diplomatie de la solidarité
« Cela dit, Bergoglio sait que la paix ‘pure’ n’existe pas et que l’humanité affrontera toujours des conflits », précise Antonio Spadaro. « Le conflit ne sera jamais éliminé des relations humaines ou des relations internationales. Et même, pour gagner la paix, il faut mener de vraies et dures batailles ».
« La paix au nom des parias et des faibles »
« Pour lui, faire la paix signifie agir sur les points les plus délicats de la politique internationale, au nom des parias et des faibles. Les initiatives de paix dans ce monde qui traverse une dramatique ‘troisième guerre mondiale par morceaux’ – plus d’une trentaine dans le monde – doivent toujours être reliées à la paix sociale et à l’inclusion sociales des pauvres. Car les conflits armés s’enracinent dans de tels enjeux. L’immigration, par exemple, produit de l’exclusion, de l’abandon, de la vulnérabilité ».
« Un terme politique pour la miséricorde : la solidarité »
« Comme il l’a dit en Colombie, François ne veut pas proposer une paix tranquille qui ignorerait les injustices et la défense des pauvres. Se référant à Paul VI dans Populorum progressio, il sait qu’une ‘paix qui ne résulte pas d’un développement intégral est vouée à l’échec; elle engendre toujours de nouveaux conflits et des formes variées de violence’. Ici émerge un terme politique pour la miséricorde : la solidarité, comprise comme une engagement et une responsabilité pour le bien commun dans notre monde globalisé ».
« Un nouveau rôle global pour le catholicisme »
7-Une diplomatie comme parrhesia
« En conclusion, François est un pape qui prend des positions courageuses, parfois risquées dans une perspective spécifiquement diplomatique. Avec lui, la prudence traditionnelle du Vatican peut céder la place à la parrhesia, faite de franchise, de clarté et parfois de déclarations provocantes. Son regard visionnaire suggère la possibilité d’un nouveau rôle global pour le catholicisme ».
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