Confrontés aux migrants, ces chrétiens qui passent du discours aux actes

Article paru sur le site du journal Le Figaro le 28/03/2019 par Paul Sugy

Au cours d’une enquête passionnante, le journaliste Pierre Jova a rencontré de nombreuses communautés chrétiennes en France. Partagés entre le discours très engagé de l’Église et la crainte de voir leur culture disparaître, les chrétiens sont parmi les premiers à assister au quotidien les migrants.

Pierre Jova est journaliste pour l’hebdomadaire Pèlerin, il est aussi un des fondateurs de la revue Limite. Il vient de publier Les chrétiens face aux migrants (Tallandier, février 2019), une enquête sur l’engagement des chrétiens pour l’accueil des migrants en France.

Si la question de l’accueil des migrants divise la société dans son ensemble, les chrétiens ne sont pas épargnés. Les appels répétés du pape et des évêques de France en faveur d’un accueil généreux de ces communautés, qui évoquent pour les chrétiens la figure de «l’étranger» dans l’Évangile, suscitent parfois une opposition frontale. En 2017, le livre de Laurent Dandrieu Église et immigration, le grand malaise, dont le sous-titre est «le pape et le suicide de la civilisation européenne», jette un pavé dans la mare. Mais le principal intérêt de l’enquête menée par Pierre Jova, au plus près de ces chrétiens qui, en France, sont confrontés quotidiennement à l’arrivée des migrants, est de contourner le débat pour ne plus se préoccuper du discours, mais des actes. De gauche ou de droite, voire parfois d’extrême-droite, pro- ou anti-migrants, le journaliste laisse voir au fil des pages des chrétiens dont l’engagement constant est souvent paradoxal. Attentifs et généreux, ils dépassent bien souvent l’appréhension ou l’inquiétude identitaire que suscite l’arrivée massive de migrants. Leur engagement se révèle complémentaire de l’aide apportée par l’État: le secours offert pas les chrétiens ne se limite pas à une aide matérielle, mais s’accompagne aussi d’une transmission culturelle ou d’un réconfort spirituel.

FIGAROVOX.- Vous avez mené une enquête aux quatre coins de la France, auprès des chrétiens confrontés à l’arrivée des migrants. D’où vous est venue l’idée de ce projet?

Pierre JOVA.- Je suis moi-même petit-fils de réfugié: mon vrai nom est Jovanovic («fils de Jean» en serbe), et mon grand-père était yougoslave: il a fui le communisme en France dans les années 1950, il est devenu apatride, et il a obtenu la nationalité une vingtaine d’années plus tard. Aujourd’hui ma famille est entièrement assimilée, mais nous gardons une vive reconnaissance à l’égard de la France qui nous a accueillis et nous a offert une chance immense, au prix des efforts de mon grand-père.

Ensuite, le vrai point de départ de cette enquête est l’été 2015, au cours duquel j’ai été en reportage dans les Balkans, pour rencontrer les migrants qui passaient par cette région que mon grand-père avait connue. J’ai vécu là-bas un vrai choc: posté à la frontière serbo-hongroise, je voyais chaque jour des milliers de personnes traverser la frontière. D’abord j’ai éprouvé une grande peur, voire un sentiment de rejet: sous mes yeux, j’assistais à la réalisation des prophéties de Jean Raspail dans Le camp des saints! J’ai vu la misère, la détresse et les affrontements entre migrants, certains simplement pour manger, d’autres parce qu’ils cultivaient entre eux des tensions ethniques très vives.

Peu à peu, ce qui n’était pour moi qu’une foule effrayante et repoussante a commencé à avoir des visages, à mesure que j’ai pu approcher de ces migrants et faire la connaissance de plusieurs d’entre eux. Ils m’ont aidé à comprendre ce pour quoi ils étaient partis en me décrivant les conditions de vie qu’ils subissaient dans leurs pays d’origine. En n’étant plus anonymes mais en prenant à mes yeux des noms, des nationalités… ces personnes m’ont tout à coup paru plus humaines et à la fois plus proches. C’est cette rencontre que je veux permettre au travers de mon livre. En évitant à tout prix le débat, binaire, entre pro- et anti-migrants, je me suis rendu dans de nombreuses régions marquées par l’actualité récente des migrations: j’ai été dans les Hautes-Alpes où de nombreux Africains francophones passent pour rejoindre la France depuis l’Italie ; j’ai été dans des régions où l’immigration est structurelle, comme dans le Nord et la région de Lille ; puis je me suis rendu dans de nombreuses communautés chrétiennes, paroisses, églises pentecôtistes… en évitant seulement les grosses structures associatives, déjà bien connues et souvent médiatisées. Je voulais rencontrer des chrétiens engagés avec simplicité, découvrir la manière dont l’arrivée des migrants vient bousculer l’équilibre naturel de ces communautés. Sans avoir, avant de m’atteler à cette enquête, un plan vraiment détaillé, j’ai voulu me laisser façonner par mes découvertes au fur et à mesure.

Pourquoi ce titre, «les chrétiens face aux migrants»? Votre livre évoque plutôt les chrétiens «avec les migrants», ou «aux côtés des migrants»!

Bon, c’est difficile pour un journaliste de trouver un titre! Mais si mon éditeur et moi avons retenu «face aux migrants», c’est pour garder l’idée d’une confrontation. Car une rencontre reste une confrontation, et il demeure une tension, des peurs, une difficulté à appréhender l’inconnu. Cette tension traverse toutes les communautés chrétiennes que j’ai rencontrées.

Les catholiques sont incités par leur pape à accueillir largement les migrants. Pourtant, ce débat reste très crispé, et Jérôme Fourquet notamment a montré avec «À la droite de Dieu» une «droitisation» des cathos, inquiets notamment de la montée de l’islam. Mais en vous lisant, on se rend compte que dans les actes, les chrétiens sont très engagés?

Le débat politique est en effet crispé et crispant, pour les catholiques comme pour tout le monde. Ce n’est donc pas ce qui m’intéressait le plus. Ce que j’ai voulu voir en revanche, c’est la manière dont les chrétiens vivent concrètement la crise migratoire, malgré les contradictions qu’ils traversent. J’ai vu à quel point les gens sont divisés, même intérieurement. J’ai suivi des chrétiens de tous bords, même ceux qui militaient au Front national: eux non plus ne restent pas indifférents face aux personnes immigrées qui ont froid ou faim et qui vivent au bas de chez eux! J’ai aussi rencontré un ancien pilier de l’Action française qui m’a dit: «ces gens ne devraient pas venir ici, mais maintenant qu’ils sont là, je ne peux pas ne pas les aider!»

Si dans un débat les positions peuvent être tranchées, dans les actes, tout est souvent bien plus nuancé. Beaucoup de gens parlent des migrants mais moins nombreux sont ceux qui vont les rencontrer: c’est au contact de ces personnes que l’on se rend compte de la complexité du problème. Le débat sur les migrants est légitime, mais pour qu’il soit mené, il faut l’éclairer par une bonne connaissance du terrain.

Or sur le terrain, il semble que les chrétiens soient parmi les premiers à s’engager pour offrir des conditions d’accueil décentes aux migrants?

Oui, même s’ils ne sont pas les seuls. Mais partout où de fortes communautés de migrants sont installées, on retrouve des chrétiens. Ils se retrouvent ainsi confrontés à un milieu tout à fait différent, celui des militants de gauche ou d’extrême-gauche, et le cocktail est détonnant! Leur aide est souvent discrète, bénévole, et repose pour une large part sur la communauté paroissiale ou diocésaine. À Lille, c’est l’enseignement privé catholique qui scolarise les mineurs isolés: le rectorat ne veut pas s’en occuper car il n’y a pas d’obligation de scolarisation après 16 ans. Mais on en entend peu parler, car l’Église, quand elle s’engage, le fait souvent avec discrétion.

Et cet engagement est d’autant plus intéressant que les chrétiens sont aussi aux prises avec une forte angoisse identitaire, celle de disparaître un jour: beaucoup craignent que les migrants musulmans aient raison des «racines chrétiennes de la France»! C’est ce qui rend l’engagement des chrétiens encore plus paradoxal, encore plus intéressant.

Après, le catholicisme français a tendance aujourd’hui à voir sa base se rétrécir aux classes moyennes ou classes moyennes supérieures. Ces populations ne sont pas toujours celles qui sont les plus directement confrontées aux migrants: dans mon livre, je n’ai pas rencontré tous les catholiques mais surtout ceux situés en milieu rural ou populaire, qui ne sont pas exactement représentatifs de l’ensemble.

L’arrivée des migrants a-t-elle bouleversé les communautés chrétiennes que vous avez rencontrées?

C’est assez variable. Si je prends par exemple le diocèse de Gap, plutôt isolé et en grande difficulté financière, mais situé dans un arrière-pays encore assez favorable au christianisme, la crise migratoire a permis d’installer durablement le nouvel évêque, Mgr Xavier Malle, arrivé au moment de la crise à l’été 2017. Dans ce diocèse, l’afflux massif de migrants avait quelque chose de prophétique et a mis les chrétiens au premier plan, augmentant leur visibilité aux yeux du monde.

Beaucoup de personnes ont renoué avec la foi voire avec la pratique religieuse grâce à l’aide aux migrants ; d’autres, au contraire, se sont crispés et certains ont même arrêté de fréquenter l’église par hostilité notamment au discours du pape.

J’ai parfois assisté aussi à des situations cocasses: dans certaines paroisses, l’arrivée des migrants a suscité un engagement presque excessif! Dans le Nord, des chrétiens ont créé un comité d’accueil à la suite d’une déclaration du pape, et tout était prêt pour accueillir une ou plusieurs familles de réfugiés mais… aucune n’est venue, car la paroisse était située dans une zone rurale très éloignée où aucun migrant ne se rend! Dans les Hautes-Alpes, le petit village communiste de Rosans s’est mobilisé très fortement pour accueillir une famille syrienne… qui est partie quelques mois plus tard, alors même que tous les habitants ou presque étaient à son service!

Autre point fort de votre enquête, vous êtes allé voir les chrétiens «en uniforme»: policiers, gendarmes, militaires… confrontés aux migrants. «Sous l’uniforme, écrivez-vous, il y a des personnes qui se battent pour vivre leur foi dans leur métier»: est-ce si difficile à concilier?

Je me suis en effet intéressé, au-delà des associations, aux forces de l’ordre: il y a aussi des chrétiens dans les structures de l’État qui régulent la politique migratoire et qui sont immédiatement confrontés aux personnes. Ils voient l’homme dans toute sa nudité, et leur témoignage est indispensable pour comprendre. J’ai donc choisi de leur donner la parole, pour aller au-delà des représentations toutes faites: d’un côté les «gentils» du personnel associatif, de l’autre le «méchant» gendarme. Parmi tous les témoignages que j’ai recueillis, on voit se dessiner la difficulté de ce métier, d’abord parce que le rythme est très soutenu ; mais aussi parce qu’humainement leur mission est délicate. Contrairement à ce que je pensais au début, les forces de l’ordre ont une connaissance très précise des migrants: ils savent leur origine, n’ignorent rien de leur histoire. Et parmi eux, les chrétiens veillent à garder un regard humain, même lorsqu’ils sont conscients de l’impasse politique à laquelle ils sont confrontés. Un policier à la retraite, qui avait travaillé à la Police aux frontières, me confiait: «même derrière les barreaux, ces migrants sont mes frères et je ne dois jamais l’oublier!»

En quoi l’accueil par les chrétiens complète-t-il l’aide apportée par l’État?

L’État n’est pas toujours très adroit dans la manière dont il cherche à combler le fossé culturel qui sépare les migrants de la société française. J’ai assisté en Alsace à des cours dispensés à des réfugiés centrafricains, somaliens et soudanais par le CIR, le Contrat d’Intégration Républicaine: on y exposait en détail le processus législatif qui a conduit à l’adoption du mariage homosexuel. Est-ce vraiment prioritaire? Les réfugiés étaient bien plus intéressés par un atelier de… couture, assuré par une religieuse catholique venue d’un monastère voisin, alors même que beaucoup d’entre eux étaient musulmans.

Pour les chrétiens, l’accueil des migrants est aussi une occasion de leur faire découvrir la culture chrétienne. C’est quelque chose de très naturel chez les protestants évangéliques, dont l’ADN est précisément d’évangéliser. Comme si le vieux slogan de l’Armée du salut: «soupe, savon, salut» était toujours d’actualité. Chez les protestants réformés, cet objectif est bien moins clair: les instances officielles mettent même en garde contre le risque de prosélytisme. Quant aux catholiques, cela dépend: les jeunes générations en particulier refusent de n’être qu’une ONG, et la dimension confessionnelle de leur engagement est très présente.

Le discours d’Emmanuel Macron aux Bernardins se terminait par une demande d’engagement formulée aux catholiques de France. L’accueil des migrants en est-il un exemple?

C’est intéressant de citer ce discours, car lors de la soirée aux Bernardins il y a un an, en avril 2018, Emmanuel Macron avait rencontré trois témoins de l’engagement des catholiques dans la cité. Les organisateurs de la soirée souhaitaient présenter un migrant et ne l’ont finalement pas fait pour éviter toute polémique… Les évêques de France ont en réalité des positions assez nuancées: ce sujet divise les chrétiens. Et en même temps, l’Église est capable de faire ce que l’État ne peut pas faire: non seulement aider matériellement, mais aussi humainement en accompagnant au quotidien ces familles. L’accueil des migrants est un exemple de ce que les chrétiens ont à offrir à la société: créer du lien, tout en reliant sans cesse la question du «que faire?» à celle du «qui sommes-nous?». L’Église, les chrétiens, sont aussi capables de transmettre notre histoire, notre identité, notre culture. Qu’avons-nous de plus fort à transmettre aux migrants: un cours de droit sur le mariage homosexuel, ou les flèches de la cathédrale de Chartres?

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