Comment est-on passés de la philanthropie au mécénat…

Article paru sur le site du journal Sud Ouest le 01/02/2019 par Nadège Forestier

Si le philanthrope est désintéressé, le mécène ne l’est pas forcément. Comment la loi et la fiscalité sont devenue des ressorts, parfois ambigus, de la bienfaisance et de l’humanisme.

En ce 20 octobre 2014, l’élite mondiale de la mode et de la culture se presse dans le Bois de Boulogne à Paris pour l’inauguration de la Fondation Louis-Vuitton. Le président de la République, François Hollande, salue cette dernière œuvre de Frank Ghéry, un « monument unique dont le succès sera celui de la France entière ». Lorsqu’il appuie sur l’interrupteur, le « nuage », le dinosaure » comme le qualifie les invités s’illumine déployant ses ailes d’acier et de transparence. L’assistance est médusée.

Bernard Arnault, le propriétaire des lieux triomphe. Il lui a fallu plus de cinq ans de négociations et d’acharnement pour vaincre les obstacles et construire à coup de centaines de millions d’euros et de budgets sans cesse dépassés ce qui doit devenir un centre culturel majeur de la capitale.

Très vite les expositions se succèdent : la collection Chtchoukine en 2016, Jean-Michel Basquiat et Egon Schiele en 2018 attirant des milliers de visiteurs pour admirer des collections uniques.

Une œuvre de mécénat ? Sans aucun doute, mais de philanthropie ? On est bien loin de ce qui se pratiquait au début du siècle précédent lorsque le baron Nathaniel de Rothschild faisait don au Louvre de son tableau de Greuze, la Laitière, et d’autres peintures, notamment des primitifs italiens, sans aucune compensation. Ou encore lorsque son petit fils, le baron Henri finançait les grandes avancées scientifiques de son époque. Médecin lui même, il a procuré un gramme de radium à Marie Curie avant de lui faire don de 4 millions de francs pour permettre les débuts de l’Institut Curie. Il a aussi développé une pommade magique pour soigner les brûlés de la Grande Guerre, crée un hôpital où les plus déshérités étaient soignés gratuitement et ouvert des centres de lait stérilisé permettant de baisser la mortalité infantile. Des actions faisant de lui un humanitaire avant l’heure.

Bernard Arnault et Henri de Rothschild, ce sont deux hommes hors du commun, deux grands mécènes, deux époques. Leur exemple montre bien comment en cent ans, la philanthropie s’est transformée, passant de dons réalisés par des particuliers soucieux d’être utiles, de transmettre leurs valeurs ou de rendre à la société ce qu’elle leur a donné à des actions d’envergure réalisées par des entreprises en faveur de causes qui leur sont chères.
En cent ans, la philanthropie s’est transformée, passant de dons réalisés par des particuliers soucieux d’être utiles à des actions d’envergure réalisées par des entreprises.

La fiscalité change la donne

Au cœur de cette transformation, l’évolution de la fiscalité. « Avant 1906, la fiscalité était très légère et ceux qui en avaient les moyens considéraient comme un devoir d’aider les plus défavorisés » constate Bertrand de Virieu, président de la Fondation Obélisque créée par Cholet Dupont. L’impôt sur le revenu puis sur les grandes fortunes a changé la donne. Alors que les taxes grevaient les budgets, les nouvelles possibilités offertes par les fondations ont permis d’y remédier en partie.

Dans le même temps, le profil des nantis a évolué. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale il s’agissait de familles qui héritaient. Puis, de nouveaux riches ont émergé tirant leur argent du développement de la grande distribution ou plus récemment de la création de startup à succès. Sont-ils moins généreux ? Une chose est sûre, ils donnent différemment.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les nantis héritaient de leur famille. Puis, de nouveaux riches ont émergé, tirant leur argent du développement d’entreprises à succès. Les dons effectués par les particuliers ont diminué. En 2005, leurs legs ne dépassaient pas 500 millions d’euros alors que le mécénat d’entreprise permettait de récolter 2,5 milliards. Mais ils donnent toujours : selon une étude réalisée pour Admical (le portail du mécénat), en 2014, 84% des foyers assujettis à l’ISF ont réalisé un don.

« Les particuliers donnent à la fois pour obtenir un bénéfice fiscal et pour aider une cause qui leur tient à cœur, souligne Bertrand de Virieu, et la plupart du temps ils ne veulent pas que cela se sache ».

Dans le même temps, internet a favorisé l’émergence d’une nouvelle forme de dons permettant à des millions de personnes d’offrir des petites sommes pour financer des projets humanitaires ou d’intérêt général. Lorsque le parc de Versailles a été dévasté par la tempête, les français ont donné, chacun pour un arbre, sans contrepartie, au nom la sauvegarde du patrimoine. Nouvelle initiative, en octobre 2010, deux jeunes, Alexandre Boucherot et Thomas Grange ont crée Ulule, le premier site de crowd funding (financement participatif). Il permet d’octroyer quelques euros seulement pour participer à de vraies causes, par exemple au redressement de « Nice Matin « ou à la rénovation de l’atelier de Gustave Courbet. Signe des temps, en 2015, un Français sur quatre a fait un don sur internet.

Les Fondations prennent le relais des particuliers

Il n’en reste pas moins que petit à petit, le mécénat des entreprises a remplacé celui des particuliers, comme le constate le dernier trésorier des Amis du Louvre, Xavier Roulet. Le tournant a été pris à la fin des années 1980, lorsque pour la première fois, en 1987, la loi a statué sur les fondations d’entreprise. Les premiers temps, les patrons en ont profité pour financer de projets qui leur plaisaient : la Route du rhum pour ceux qui aimaient le bateau, les festivals de musique pour les amoureux d’opéra…

Au fil des ans les projets se sont structurés. Les grands groupes ont crée leur propre fondation pour développer des projets philanthropiques correspondant à leur stratégie, faisant partie de leur communication et profitant à l’ensemble des salariés. C’est ainsi qu’Axa a opté pour le mécénat culturel en offrant, entre autre, une table bijou au Louvre, la table de Teschen. L’assureur estime, en effet, que la préservation et la transmission de l’héritage culturel est le prolongement de son métier. Total a sélectionné la sécurité routière, en se fixant pour but de diviser par deux le nombre de victimes d’accidents à l’horizon 2020. Il agit aussi pour préserver la forêt et le climat, défendre l’éducation et développer le dialogue des cultures. Le Crédit agricole soutient des projets régionaux et locaux. Sodexo s’est engagé dans la lutte contre la faim et la malnutrition à travers le programme Stop Hunger.

Les besoins sont énormes et les sommes offertes augmentent. La moitié des entreprises de plus de 250 salariés sont mécènes estime une enquête d’Admical réalisée en 2016. En 2015, elles ont donné 3,5 milliards d’euros soit 25% de plus que dix ans auparavant.

La culture avec 525 millions d’euros octroyés en 2015 fait partie de leurs choix prioritaires. « L’ouverture du Louvre à l’art contemporain ou la création du département Arts de l’Islam ont été possible grâce au mécénat d’entreprise » reconnaît Henri Loyrette, ancien président directeur du Musée. A l’heure où les budgets de l’Etat sont de plus en plus serrés, les Fondations prennent le relais. En 2001, en effet, l’Etat participait aux acquisitions du Louvre à hauteur de 75%, 25% étant assuré par le mécénat. En 2013 la proportion était passée de 47% seulement financés par l’Etat mais 53% par le mécénat.

En 2001, l’Etat participait aux acquisitions du Louvre à hauteur de 75%, 25% étant assuré par le mécénat. En 2013 la proportion était passée de 47% financés par l’Etat et 53% par le mécénat.
L’action sociale est la première cause attirant des fonds (595 millions, toujours en 2015). Suivent l’éducation (490 millions), le sport (420 millions), la recherche scientifique (385 millions), l’environnement et la biodiversité ne récoltant que 210 millions.

L’impact de la loi Aillagon

Une nouvelle étape a été franchie, à l’aube du XXI ème siècle, avec la loi Aillagon qui a doté la France d’un dispositif encore plus incitatif. « L’un des meilleurs au monde » estime Henri Loyrette. Destinée à financer le développement de la culture, cette loi de 2003 permet aux entreprises de déduire 60% de leurs dépenses en faveur du mécénat. Une aubaine pour les Fondations qui ont amplifié leurs actions mais aussi une opportunité pour quelques grands patrons mécènes de développer des projets à leur image propre.

François Pinault, grand collectionneur, a donné un coup d’accélérateur à ce qu’il rêvait de faire depuis qu’il avait laissé les rênes de son groupe à son fils François-Henri : œuvrer en faveur de l’art contemporain. En 2006 il a inauguré à Venise le Palazzo Grassi, puis ouvert la Douane de Mer en 2009 et réhabilité le Teatrino en 2013. Cette année, retour à Paris avec la rénovation de la Bourse de Commerce, ce bâtiment circulaire près des anciennes Halles où il va abriter ses œuvres d’art.

Amateur d’art contemporain, lui aussi, Edouard Carmignac a choisi Porquerolles pour implanter sa Fondation. Depuis l’été dernier, on peut y déambuler pieds nus pour découvrir ses collections d’art américain des années 1960 rassemblant des Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou Jean Michel Basquiat.

Quant à la fondation Vuitton, elle reflète la puissance de Bernard Arnault. Conçue sur une échelle inestimable, elle inquiète. Ses moyens, énormes, permettent d’attirer les collections les plus inaccessibles au monde. Faute de pouvoir critiquer ce qui est devenu un centre culturel majeur, ses détracteurs dénoncent le coût global du projet. « Bernard Arnault mécène avec l’argent, public » accusait il y a peu le magazine Marianne, révélant la dérive du prix des travaux qui auraient atteints 800 millions.

Au point que la Cour des Comptes se penche sur le dossier des réductions fiscales octroyées aux entreprises faisant du mécénat. Qu’ils soient destinés à promouvoir l’image des entreprises ou à flatter l’amour propre de quelques grands patrons, des projets considérables d’intérêt public prennent ainsi forme grâce au mécénat. Mais on ne peut plus véritablement parler de philanthropie.

L’exemple américain

Et si les vrais philanthropes se trouvaient aux Etats-Unis et non plus en Europe ? Alors qu’en France les Fondations d’entreprises ont pris le relais des particuliers pour financer les projets philanthropiques, qu’ils soient culturels ou humanitaires, aux Etats-Unis, les grandes familles continuent à donner sur leurs biens propres.

Au début du XX ème siècle, Andrew Carnegie a distribué 350 millions de dollars à de nombreuses causes sociales. Les nouvelles générations suivent sa trace. Certes le mécénat permet d’afficher sa réussite, financière et sociale, dans ce pays où gagner de l’argent et être riche est respecté. Mais certains hommes ayant eu un parcours exceptionnel n’hésitent pas à distribuer une grande partie de leur fortune. Michael Jackson a offert plus de 400 millions de dollars à des œuvres caritatives destinées à lutter contre la pauvreté ou les guerres. Bill Gates le fondateur de Microsoft a consacré 95% de sa fortune à la lutte contre l’analphabétisme et le financier Waren Buffet a annoncé en 2006 qu’il allait donner 80% de ses avoirs, soit 37 milliards de dollars aux organisations créées par Bill Gates.

Ce sont probablement eux les vrais philanthropes de notre époque.

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