Article paru dans le journal Le Figaro le 05/06/2017 par Edouard de Mareschal
L’état de famine a été déclaré fin février sur cette terre chrétienne née en 2011 de la scission avec le Soudan voisin. Cette crise alimentaire gravissime n’est pas tant le fait de mauvaises récoltes ou d’une sécheresse, que d’une guerre civile entre deux ethnies qui pourrait mener à un génocide.
L’orsqu’un camion blindé déboule dans son village à l’été 2014, Betty Sunday se fige. Des miliciens sautent à terre et, arme au poing, s’engouffrent dans les maisons. Certains soldats n’ont pas 16 ans. Les coups de feu claquent et les femmes hurlent. Betty ne sait pas combien d’entre elles seront violées. « Je me suis enfuie dans la brousse avec mon fils et mon mari », se souvient-elle. Commence alors un mois d’errance. Les survivants mangent ce qu’ils trouvent. « Les hommes allaient dans les villages voisins pour voler de la nourriture », raconte-t-elle. Mais, s’ils sont attrapés, ils risquent la mort. « Un jour, mon mari est parti chercher des vivres. Il n’est jamais revenu. » La voix de Betty s’enraye. Elle se tait, réprime une larme. « Au plus profond de moi, j’ai la conviction qu’il est mort. » C’était à Wunduraba, un petit village rural perdu à 100 kilomètres de Djouba, la capitale du Soudan du Sud. Mais des milliers d’hommes et de femmes racontent la même histoire, alors que la guerre fait rage dans le plus jeune Etat du monde.
En février dernier, la famine a été déclarée dans plusieurs régions de l’Etat d’Unité, au nord du pays. Elle touche 100 .000 personnes de plein fouet. Certaines en sont déjà mortes.
LA GUERRE PLONGE DES FAMILLES ENTIÈRES DANS LA MISÈRE
Au total, plus de 6 millions de Sud-Soudanais ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence. On pourrait penser que cette crise est le résultat de mauvaises récoltes ou d’une sécheresse. Mais ce désastre humanitaire, le pire depuis la Seconde Guerre mondiale selon l’ONU, est d’origine humaine. La guerre civile a jeté des millions de personnes hors de chez elles, détruit les récoltes et terrassé l’économie du pays. Avec une inflation à 600 %, les biens les plus basiques atteignent des prix insoutenables. Jusqu’ici, la faim touchait les personnes les plus fragiles. Elle frappe désormais les classes moyennes urbaines.
A Djouba, l’hôpital spécialisé dans la malnutrition infantile est pris d’assaut par des mères de famille aux enfants faméliques. Nous y retrouvons Betty Sunday, qui vit sur un lit de l’hôpital auprès de sa fille depuis quatre jours. A 17 mois, la petite pèse à peine plus de 5 kilos. Elle devrait en faire deux fois plus. Mais, ces six derniers mois, sa mère ne l’a nourrie que d’un sachet de lait tous les deux jours, acheté 45 livres. Soit les trois quarts des 60 livres (0,5 dollar) qu’elle gagne chaque jour en faisant la plonge chez ses voisins. « Un matin, je préparais le petit déjeuner dehors, raconte-t-elle. Lorsque je suis rentrée à l’intérieur, j’ai cru que ma petite dormait. Mais je me suis aperçue qu’elle avait perdu connaissance, et j’ai couru à l’hôpital. »
Le service pour enfants souffrant de malnutrition de l’hôpital de Djouba déborde de cas similaires. Sur trois rangées de lits cabossés, des femmes donnent le biberon à leurs enfants qui n’ont plus la force de se nourrir. Des voiles fixés en bordure des fenêtres filtrent la lumière extérieure, mais ils ne peuvent rien contre la chaleur suffocante de cette fin de matinée. Certains cas sont particulièrement graves. A 18 mois, Linda ne pèse que 5,3 kilos. La veille, elle affichait 200 grammes de plus. Les médecins ne parviennent pas à stopper sa diarrhée. « C’est parce qu’elle est séropositive », explique Betty Achan Ocheny, la nutritionniste qui supervise le service. Sa mère, Elisabeth Wilson, tente de la réhydrater mais elle n’avale rien. Quelques lits plus loin, une femme d’âge mûr se cache le visage dans les mains pour faire réagir son fils. Lui reste le regard fixe, ses petits doigts perdus dans des mouvements aériens. A l’entrée, des aides-soignantes distribuent des piqûres à la pelle. Certains bébés n’ont même pas la force de pleurer.
L’afflux de familles est tel depuis ces dernières semaines que deux tentes ont été installées à l’entrée de l’hôpital pour filtrer les admissions. « Nous devons renvoyer des mères chez elles pour prendre en charge des cas plus urgents », raconte Nyuma Robert Ben, un officier de nutrition. Car cet hôpital public manque cruellement de moyens. Les salaires n’ont pas été payés depuis plusieurs mois, mais il continue à fonctionner grâce à l’aide internationale, notamment les financements de l’Unicef. « Actuellement, la malnutrition ne peut justifier une admission à elle seule. Il faut que l’enfant souffre d’une complication comme la malaria, par exemple. » Une grande bâche noire a été tendue entre les deux tentes pour abriter les femmes qui attendent dans la fournaise de ce début d’après-midi. « Elles viennent presque toujours seules car leurs maris sont soldats », explique une humanitaire. Comme la guerre, la famine n’épargne aucune des 64 tribus qui composent le Soudan du Sud. « C’est une question sensible ici », précise-t-elle. « Parfois, des femmes de deux tribus rivales peuvent en venir aux mains. Mais on les raisonne. On leur dit d’oublier tout ça pour penser aux enfants. »
LE CAMP DE BENTIU INCARNE À LUI SEUL CE DÉSASTRE HUMANITAIRE
Dans ce pays, la guerre et la famine sont inextricablement liées. La première est la cause de la seconde. Fondé sur les terres chrétiennes et animistes du Soudan, le Soudan du Sud proclame son indépendance en 2011. Mais les affrontements commencent dès 2013, lorsque le président Salva Kiir limoge son vice-président Riek Machar. Le conflit prend immédiatement une tournure ethnique. Les Dinkas, ethnie majoritaire dont est issu le président, s’opposent aux Nuers, peuple auquel appartient le vice-président déchu. Les combats se concentrent alors au nord du pays dans le berceau de la rébellion, l’Etat d’Unité, essentiellement nuer. L’armée gouvernementale, émanation du Mouvement de libération du peuple soudanais (SDLA), est majoritairement composée de Dinkas. Avec d’autres combattants issus de tribus minoritaires, elle est rapidement accusée de multiplier les exactions, particulièrement contre les civils nuers de l’Unité. Les combats provoquent des déplacements massifs de population. Plus de 1,5 million de civils ont fui dans les pays voisins, et près de 2 millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Au total, plus d’un tiers de la population (environ 11,3 millions de personnes) a donc été chassé de ses terres par la guerre.
Le camp de déplacés de Bentiu incarne à lui seul ce désastre humanitaire. Près de 120. 000 personnes survivent dans cet alignement d’abris en toile et en paille. La zone s’étend sur plus de 10 hectares, ce qui en fait la deuxième plus grande concentration urbaine après la capitale. Les enfants sont partout : 40 % de la population totale du camp a moins de 5 ans. Beaucoup sont en guenilles, certains sont nus. Désœuvrés, ils jouent dans les tranchées où stagne une eau vert fluo. Certains ont les joues creuses, les yeux exorbités et le ventre gonflé par la faim. Dans la pénombre d’une petite hutte aux murs de paille, Mahon Aeng Aul porte son bébé contre elle. La bouche encore accrochée à son sein, le petit est plongé dans le sommeil. « Il est né il y a quatre jours, mais je n’arrive pas à le nourrir. Je ne fais pas de lait. » La jeune femme de 28 ans voudrait de l’aide, mais elle ne sait pas à qui s’adresser. Dans cet enfer de promiscuité, elle se sent bien seule pour tenter de sauver son enfant.
La faim et la soif planent sur le camp. Elles ordonnent le cours des journées et frappent d’abord les plus faibles, dont la survie ne dépend plus que de la solidarité familiale. Elisabeth Myalony est de ceux-là. Originaire de Mayendit, l’un des comtés les plus touchés par la famine, elle a fui son village fin février pour rejoindre le camp de Bentiu. La même histoire revient : « Des pillards ont attaqué notre village. Mais on n’avait plus rien, ni argent ni nourriture. En représailles, j’ai entendu que des voisines avaient été violées », raconte-t-elle. Les ONG recensent de nombreux cas de viols, mais elles sont dans l’incapacité d’établir des statistiques. Beaucoup de femmes s’enferment dans le silence. Depuis son arrivée au camp il y a trois semaines, Elisabeth est aidée par ses trois sœurs. Elle n’a toujours pas reçu sa carte alimentaire, sésame délivré par le Programme alimentaire mondial (PAM) qui permet de recevoir sa ration de nourriture. « Pour l’instant, mes sœurs partagent avec moi », explique-t-elle. Une bouche à nourrir supplémentaire qui compte, quand on ne dispose que de 300 grammes par personne et par jour de sorgho, cette céréale qui constitue la base alimentaire des Sud-Soudanais.
La dimension ethnique du conflit fait craindre un nouveau Rwanda. En mars, un rapport de l’ONU alertait sur un risque de génocide. Les forces gouvernementales de la SDLA, majoritairement des Dinkas, sont accusées d’attaques systématiques contre les civils en raison de leur ethnie. « Les Nuers sont délibérément visés », assure Kidega, un humanitaire local lui-même nuer. « Quand l’armée entre dans un village, elle parle aux civils en dinka. Ceux qui ne peuvent pas répondre sont tués sur-le-champ », souffle-t-il. Parfois, les soldats n’ont même pas besoin de leur adresser la parole. Certains Nuers ont leur origine gravée dans la peau : six profondes cicatrices horizontales sur le front. Une scarification traditionnelle qui marque le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Ayant grandi et étudié à Khartoum, avant l’indépendance du Soudan du Sud, Kidega, lui, ne les porte pas.
« Heureusement, car c’est bien trop dangereux ici. Le gouvernement traite notre peuple comme des étrangers. Ils ne nous considèrent même pas comme des sous-citoyens. » Mi-avril, la ministre britannique du Développement international était catégorique. « C’est tribal, c’est complètement tribal et, sur cette base, c’est un génocide », déclarait Priti Patel après une visite au Soudan du Sud. Les humanitaires sur place sont pourtant plus réservés. « La notion de génocide renvoie à une définition juridique très précise », tempère une humanitaire occidentale. « A ce stade, nous n’avons pas de preuve formelle qu’il existe un plan méthodique d’élimination d’un peuple en raison de son ethnie. Si c’est l’intention du gouvernement, les institutions sont dans un tel état de déliquescence que l’on doute de sa capacité de le mettre en œuvre. » Mais surtout, les Dinkas n’ont pas le monopole des exactions. Les violences commises par des milices nuers sont moins documentées, mais elles sont bien réelles. En mai 2014, les rebelles fidèles à Riek Machar assassinaient plus de 200 personnes à Bentiu en reprenant la ville aux forces gouvernementales.
Bentiu n’a pas connu d’affrontement majeur depuis près d’un an. Mais la guerre a laissé des stigmates hors du camp, le long de la route qui mène au centre-ville. Un blindé aux vitres criblées d’impacts gît sur ses essieux, abandonné sur le bas-côté. Une carcasse de char d’assaut rouille sous le cagnard à un carrefour. L’hôpital de la ville, autrefois l’un des meilleurs du pays, reprend doucement du service. Il a été totalement mis à sac après les affrontements de mai 2014. Tout ce qui pouvait être volé l’a été. Les combats entre les soldats gouvernementaux de la SPLA et les rebelles fidèles à Riek Machar peuvent reprendre à tout moment. A Djouba, une brusque flambée de violence a fait plusieurs centaines de morts en juillet 2016. Un rapport des Nations unies établira que les Casques bleus de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud, (Minuss) ont fait preuve d’une passivité fautive. Depuis cet échec, les forces d’interposition ont à cœur de redorer leur blason. Des contingents mongols et ghanéens multiplient les patrouilles à l’extérieur pour occuper le terrain. Sur la piste de terre qui mène à Dingding, un petit village nuer à 15 kilomètres du camp, un détachement de Casques bleus patrouille en pick-up deux fois par semaine. Sous le soleil rasant de cette fin d’après-midi d’avril, les silhouettes d’hommes et de femmes se retournent sur leur passage. « Vous voyez ces gens ? Il y a encore quelques mois, personne n’osait prendre cette route », assure un responsable de la Minuss. Perdu dans sa chemisette, ce frêle travailleur humanitaire nourrit de grandes ambitions. Il a pour mission de favoriser la pacification des villages autour du camp et de réconcilier les tribus locales, déchirées par le conflit. « Si les gens ne se sentent pas en sécurité, ils ne rentreront jamais chez eux. »
La population du camp s’est stabilisée. « Mais la situation est très volatile. Les combats peuvent reprendre à tout moment », prévient Francis Sarpong Kumankuma. Responsable du PAM pour Bentiu, il supervise le stockage de 18 .000 tonnes de sorgho en prévision de la saison des pluies. Des ouvriers sud-soudanais s’affairent derrière lui. En guenilles noircies par la sueur et la poussière, accablés par la chaleur, ils escaladent une montagne de nourriture qui s’élève à mesure qu’ils empilent les sacs de 50 kilos d’aide alimentaire américaine. « Il faut faire vite car, dans les prochaines semaines, la boue rendra les routes totalement impraticables », explique le responsable du PAM. L’aide alimentaire vient essentiellement de Djouba. Des convois de 40 camions partent à l’assaut de 1 000 kilomètres de routes de terre où chaque kilomètre parcouru est un petit miracle. « Nous devons passer au moins 80 checkpoints, officiels ou non officiels », explique Francis Sarpong Kumankuma. Des entraves qui retardent l’acheminement de l’aide, et coûtent très cher aux Nations unies. Mais, ce jour-là, le PAM a remporté une petite victoire. Francis accueille le premier camion humanitaire parti de Khartoum, grâce à un accord récent avec le gouvernement du Soudan voisin. « Le chemin sera beaucoup plus court et bien plus sûr », se félicite-t-il. Jusqu’ici, les travailleurs humanitaires ont payé leur engagement au prix fort. Plus de 80 d’entre eux ont été tués depuis le début de la guerre en 2013. L’année 2016 a été particulièrement meurtrière, avec 24 morts, et l’année 2017 prend le même chemin : 14 personnes ont été assassinées depuis janvier. La dernière embuscade date de fin mars. Six travailleurs ont été tués près de la ville de Wau, au nord-ouest du pays. Pour Mahimbo Mdoe, représentant de l’Unicef pour le Soudan du Sud, « c’est le pire bilan pour un pays ».
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