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A Genève, un foyer s’occupe des esclaves modernes

Article paru sur le site du journal Le Temps le 17/10/2017 par Caroline Christinaz

Le 18 octobre est la Journée européenne contre la traite des êtres humains. L’occasion de parler d’un crime lucratif qui s’opère au quotidien aux yeux de tous, mais dont les victimes sont invisibles. La Fondation «Au Cœur des Grottes» les reçoit et leur permet de se remettre sur pied.

Ce sont des victimes de l’ombre. Elles travaillent au fond d’une cuisine, dans un champ ou sur un chantier. Sous nos yeux ou dans notre dos, elles sont là, tout autour. Leur salaire de misère récolté ne pèse pas lourd face au poids de la désillusion. Car voulant réaliser leur rêve d’une vie meilleure dans un pays étranger, ces personnes sont devenues des esclaves.

Etre témoin et ne rien dire, c’est simplement être complice.

Le 18 octobre leur est consacré. Journée européenne contre la traite des êtres humains, elle a pour but de rendre visibles ces victimes et le crime dont elles souffrent. Mais le reste de l’année le problème demeure présent. Des personnes y consacrent leur quotidien.

C’est le cas d’Anne-Marie von Arx-Vernon, ancienne directrice adjointe de la Fondation «Au Cœur des Grottes», également experte en traite des êtres humains. Pour elle, ce crime concerne tout le monde. «Il faut que la population soit sensibilisée au sujet. Etre témoin et ne rien dire, c’est simplement être complice.»

Le bureau de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) partage son avis. Il organise jusqu’au 3 novembre les troisièmes Semaines d’action contre la traite des êtres humains. Ainsi, depuis mardi, diverses villes de Suisse hébergent films, débats, conférences et témoignages sur la thématique. Un bus parcourra les routes helvétiques durant une année dans le but de partager des témoignages et d’attirer l’attention des populations sur le sujet.

La pointe visible de l’iceberg

Car la traite des êtres humains est un crime qui n’épargne pas la Suisse, pays de transit et de destination. Aussi grave que difficile à chiffrer, son ampleur est considérable et préoccupe de plus en plus les personnes proches du dossier.

Après le trafic d’armes et de drogues, il s’agit d’un des secteurs les plus lucratifs de la criminalité internationale. Selon les statistiques policières de la criminalité, plus de 300 personnes ont été identifiées comme victimes de la traite d’êtres humains en 2016 en Suisse. Elles étaient 188 en 2015. Ces chiffres ne représenteraient que la partie émergée de l’iceberg.

A l’échelle mondiale, l’Organisation internationale du travail (OIT) estime le nombre de victimes à quelque 21 millions de personnes, dont 4,5 millions dans le domaine de l’exploitation sexuelle. Ce qui générerait un chiffre d’affaires annuel de 150 milliards de dollars. De son côté toutefois, l’index mondial de l’esclavage double les chiffres, élevant l’estimation à 45,8 millions de personnes.

Le seul endroit où on les croit

On retrouve Anne-Marie von Arx-Vernon dans le foyer genevois où elle officie avec fougue et passion depuis vingt ans. C’est une oasis située le long d’une rue piétonne. Un havre de paix qui porte toutes les apparences d’une maison familiale. A sa porte, on peut y demander refuge à toute heure du jour comme de la nuit. Et y être recueilli. Les victimes sont libres de parler et, surtout, sont écoutées. «Ici, c’est parfois la première fois que les femmes réalisent qu’on les croit», souligne la directrice adjointe également députée PDC au Grand Conseil genevois.

Soutenue par des dons privés et des subventions, la Fondation «Au Cœur des Grottes» reçoit des femmes victimes autant de violences domestiques, de mariage forcé que de traite d’être humains. «On accueille de plus en plus de personnes en proie à la traite d’êtres humains. Le phénomène est en croissance et s’accentue au fur et à mesure que les écarts de richesse entre les pays se creusent», poursuit Anne-Marie von Arx-Vernon.

En vue d’une réinsertion

Les flux migratoires engendrés par la pauvreté, le chômage, le manque d’instruction, les guerres et les catastrophes naturelles constituent le terreau idéal à cet esclavage moderne. «Une fois arrivées en Suisse, les victimes se font la plupart du temps confisquer leur passeport par leur exploiteur. Souvent menacées d’expulsion ou de mort si elles demandent de l’aide, elles travaillent énormément et sont isolées de la société.»

Au fil des années, la fondation est devenue un modèle en matière d’accueil. «Nous avons participé à des conférences en Tunisie et l’Assemblée parlementaire de la Francophonie nous a demandé d’intervenir.» Leur méthode est simple et fonctionne. «Notre fondation fournit aux victimes un cadre familial, un soutien psychologique ainsi qu’une formation professionnelle et linguistique afin que leur réinsertion soit possible. La meilleure aide qu’on puisse leur fournir, c’est de les rendre autonomes. Ensuite, nous pouvons nous pencher, dans la mesure du possible, sur l’éventualité d’une aide au retour dans leur pays.»

Aller de l’avant

Dans la demeure décorée avec soin, un rythme quotidien est imposé. Ici, derrière les volets colorés, on ne fait pas de grasse matinée. On mange tous ensemble à heure fixe. On range sa chambre, on participe aux tâches ménagères et à 23 heures, on dort. «Nous ne laissons pas de place aux larmoiements non plus. Il faut aller de l’avant et être fort!»

Les victimes sont-elles en sécurité au foyer? «Une fois qu’elle a fui, son exploiteur va plutôt faire profil bas. Comme lors des violences domestiques d’ailleurs», répond Anne-Marie von Arx-Vernon. «Face à la justice, les cas sont difficiles à prouver et les peines sont toujours trop petites.»

Le foyer genevois ne reçoit que des femmes. Mais les cas de traite d’êtres humains concernent aussi les hommes. Selon une étude de l’Université de Neuchâtel publiée en 2016, les cas recensés apparaissent surtout dans les secteurs de la prostitution, du bâtiment, de l’hôtellerie, de l’agriculture et de l’économie domestique. Et les secteurs illégaux comme le vol et la mendicité sont aussi dans le collimateur.

Un choix politique

A Genève, une brigade (la BTPI) a été créée afin d’identifier les cas de traite. Une première en Suisse dont le modèle s’étend aux autres cantons. A Zurich le Centre d’assistance aux migrants et à Lausanne l’association Astree poursuivent les mêmes buts que la Fondation «Au Cœur des Grottes». Grâce au deuxième Plan d’action national contre la traite des êtres humains, une collaboration intercantonale s’établit.

Son objectif: élaborer d’ici à 2020 une stratégie suisse de lutte contre ce fléau en se reposant notamment sur la prévention, la poursuite pénale et la protection des victimes. Pour Anne-Marie von Arx-Vernon, il est grand temps d’éveiller l’ensemble de la population et de prendre des décisions politiques: «Trop souvent encore, les personnes concernées par la traite sont considérées comme des criminels. Alors que ce sont des victimes! On ne s’intéresse que trop rarement à elles et à leur situation. Certaines d’entre elles ne savent même pas dans quel pays elles sont.»

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