Courtois – « L’Homme debout » : un humanitaire en colère

En revenant sur son itinéraire, Frédéric Tissot, ce « french doctor » qui a accumulé les missions notamment au Kurdistan, égratigne humanitaires et énarques.

La première fois que je croisais l’« homme debout », nous étions à Erbil. Frédéric Tissot était alors consul de France et j’étais ce reporter engagé sur les chemins du christianisme oriental. Il souriait de sa gueule chaleureuse qui avait tant à dire. Depuis la frontière turque, j’étais arrivé en autocar, Istanbul-Erbil, un trajet qu’il avait fait tant de fois lorsqu’il se rendait au Kurdistan, irakien ou iranien, au début des années 1980 comme médecin « humanitaire » : « Dans les régions de mes opérations, l’Afghanistan, le Kurdistan, et bientôt le Maroc, les femmes meurent en couches, les enfants de diarrhée, les soldats de petites plaies mal traitées, et c’est comme ça. »

Frédéric Tissot revient sur son itinéraire dans un livre (« L’Homme debout »). « Dans ces régions de montagnes, aux confins de quatre pays, l’humanitaire se frotte à la politique », explique Bernard Kouchner, dans une préface amicale, lui qui participa à la fondation de Médecins sans frontières en 1971 dans la foulée de la guerre du Biafra. Oui, la politique, mais la politique par excellence, celle du service et du dévouement :

« Je garde mon utopie en bandoulière, écrit Tissot, chevillée au corps et à l’âme, mais j’intègre qu’il va désormais falloir composer et négocier avec la conscience et l’intelligence. Qu’il va falloir entrer en politique, et donc en géopolitique – sa matrice. »

« French doctor » et bombes françaises

Frédéric Tissot est l’homme d’action par excellence, pas celui qui prend, qui profite et qui se tire – comme beaucoup d’autres –, mais celui qui apporte, qui demeure et qui soutient. Il y a de la prophétie dans sa vie, une saine colère – je n’ai pas dit « sainte », attention ! –, une capacité d’émotion intacte face aux injustices, face à la médiocrité des gens trop bien installés dans leurs cabinets et qu’il n’a cessé de bousculer au cours d’une riche carrière d’empêcheur de tourner en rond.

« Et voilà l’énarque, écrit-il, s’adressant à un autre énarque plus expérimenté que lui, devant d’autres énarques encore, de sa trempe ou d’une autre, dans une réunion interministérielle par exemple, dont le but ultime est de prendre le pouvoir sur l’autre. Quitte à être de mauvaise foi, bien sûr, et à le savoir, bien sûr. » Il venait d’expérimenter cette dure vérité, après un bombardement irakien sur les Kurdes, que le phosphore blanc contenu dans les bombes de Saddam Hussein – « l’arme de guerre qui fait fondre la peau, la chair et les os » – était de fabrication française : « Je rembobine. Nous sommes les french doctors qui soignent à l’autre bout de la terre des blessures provoquées par nos armes, vendues et exportées par nos marchands à des tyrans, lesquels assassinent des populations que nous tentons de sauver sous le drapeau humanitaire. Épatant. »

Les dérives de l’humanitaire

Il appartient à une époque où l’humanitaire n’était pas une affaire de dossiers bien ficelés, de gros sous et de communication, mais une affaire de volonté, un mano a mano avec le destin. Tissot parle même de « catastrophe humanitaire » pour décrire l’action de certaines ONG aujourd’hui, lorsque chaque organisation agit selon ses propres intérêts, sans se coordonner, et méprisant les institutions locales, ministères de la Santé et des États – une tendance lourde qui s’apparente à un néo-colonialisme : « Les Japonais bombardent tous les hôpitaux de Kaboul de bistouris électriques et de plateaux de chirurgie du futur. Parfait. Mais à quoi, à qui sert-il, tout ce matériel, quand il n’y a pas d’électricité et que les modes d’emploi sont en japonais ? À rien, à personne. Bonne volonté n’est pas synonyme d’efficacité. »
Même l’hôpital français de Kaboul en prend pour son grade. On se souvient de l’engouement médiatique, fin 2001 : « Une initiative magnifique, si elle n’avait pas été mise en place contre l’avis de la ministre de la Santé afghane. Parce que ce projet émanait, non pas d’une expertise de terrain, mais du coup de cœur d’une journaliste émue par une situation tragique. […] Des enfants gravement atteints du cœur y seraient opérés par de grands noms de la chirurgie française, pendant que des milliers d’autres souffrant d’une simple diarrhée ou de rougeole continueraient de mourir dans l’hôpital pédiatrique d’à côté, où les médecins afghans tenteraient de rester dignes, même surchargés, même sous-équipés en matériel de base, sous leur tout jeune drapeau noir-rouge-vert. »

Les vivants et les morts

Son livre est tissé de rencontres. Il y a les absents, d’abord, les morts, les fantômes du siècle dernier : « Abdul Rahman Ghassemlou, l’homme d’État, le grand dirigeant, le Kurde d’Iran qui parlait pour tous les Kurdes, l’intellectuel sorti indemne du marxisme, tué à Vienne par des ayatollahs convoqués à des pourparlers de paix » ; le commandant Massoud, « Massoud le modéré, le « Lion du Panshir », notre ami, le jamais entendu, le trop peu soutenu, le mort d’avoir eu raison trop longtemps, assassiné le 9 septembre par des hommes d’Al-Qaïda venus de Belgique… [déjà] » ; Danielle Mitterrand, dont l’engagement auprès des Kurdes est resté constant, au grand dam de la diplomatie française et des autorités turques : « La seule consigne de Danielle était de sauver le maximum d’enfants ! » dit-il sobrement.

Parmi les vivants, on croise Olivier Roy, à Peshawar. Le jeune homme lui fait forte impression : « Du haut de ses 31 ans, c’est un sage, un ancêtre déjà, une sorte de Panoramix afghan qui connaît la région et ses hommes mieux que lui-même, et surtout qui sait comment ne pas mourir en Afghanistan. » Puis Bernard-Henri Lévy, à Kaboul, qu’il décrit de manière cocasse – sans tomber dans la méchanceté – lorsque, accompagné de son photographe personnel, il arrive à se placer au dernier moment dans la file de ceux qui salueront le président Hamid Karzaï. Chapeau, l’artiste !

Son autobiographie tombe à pic en pleine sinistrose – le diagnostic du docteur Tissot est précis : bougez-vous ! Un livre qui rafraîchit par un style alerte et un sens de l’analyse qui ferait frémir les ronds-de-cuir de Sciences Po. Une sorte de confession, aussi, avec pudeur, où l’on découvre qu’il est né en Algérie, qu’il a des enfants – ont-ils beaucoup vu leur père ? –, qu’il a perdu l’usage de ses jambes à cause d’un arc électrique à Haïti, et tant d’autres détails qui nous font sentir bien paresseux, des gestes simples que certains qualifieraient d’héroïques. Dans « humanitaire », il y a humanité.

Lire l’article sur le site du journal Le Point

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