Après la diplomatie morale, le retour de la politique

Article paru sur le site du Figaro le 23/12/2017

Au lendemain des attentats d’Ankara et de Berlin, Dominique de Villepin et Renaud Girard définissent les nouveaux paramètres de la géopolitique mondiale et ciblent les priorités en matière de diplomatie et d’alliances.

Le premier, outre ses fonctions à Matignon, a été le flamboyant ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac, prononçant un discours resté célèbre à la tribune de l’ONU en 2003 contre l’intervention américaine en Irak. Le second, lui aussi énarque, a délaissé une carrière dans la haute administration pour choisir le journalisme. Correspondant de guerre au Figarodepuis 1984, il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années, et traite en expert des grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques et financières. Dominique de Villepin et Renaud Girard prônent ici le retour au réalisme en politique étrangère, et plaident pour une vision renouvelée de ce qu’est la diplomatie. «Le moment est venu de s’atteler au travail de la paix, d’ouvrir les yeux sur les blessures du monde et de nous doter des outils pour construire un nouvel ordre, stable et juste», dit Villepin. «Une diplomatie donneuse de leçons est l’antithèse d’une diplomatie efficace. Contrairement à ce que pensent les néoconservateurs, la diplomatie n’existe pas pour apporterau monde la justice et la démocratie ; elle est faite pour lui conserver la paix», renchérit Girard. Leurs deux ouvrages, Mémoire de paix pour temps de guerre(Villepin)et Le Monde en guerre. 50 clefs pour le comprendre(Girard) en miroir l’un de l’autre − et avec un style très différent −, se complètent pour nous livrer les enjeux planétaires de l’avenir.

LE FIGARO. – Face à la barbarie, que faut-il attendre d’Angela Merkel et de Vladimir Poutine?

Dominique de VILLEPIN. – Les événements de Berlin sont pour l’Allemagne un véritable traumatisme, car elle est touchée pour la première fois directement par le terrorisme international. Dans une année électorale, et au moment où beaucoup d’Allemands s’inquiètent de l’accueil de plus d’un million de réfugiés, il y a là un climat dangereux. Angela Merkel a besoin d’une réaction européenne forte pour continuer à maîtriser la situation, par exemple l’annonce d’un FBI européen en lien avec Frontex sur le suivi des demandeurs d’asile. La situation en Turquie est très différente. Le pays fait face à plusieurs vagues de terrorisme à la fois, qui sont en réalité une guerre civile à peine larvée entre trois mouvances: le gouvernement, avec ses tentations autoritaires perceptibles et ses revirements stratégiques en Syrie, les mouvements kurdes et une sphère islamiste en voie de radicalisation. Nous devons empêcher que la Turquie devienne le nouveau foyer de crise à nos portes. Cela suppose de renouer le dialogue avec le président Erdogan, quoi que nous pensions de ses actions récentes. La Russie, de son côté, ne manquera pas de resserrer ses liens avec le gouvernement turc, quitte à prendre le risque de s’impliquer toujours plus.

Renaud GIRARD. – De fait, l’assassinat de l’ambassadeur de Russie ne remettra pas en cause le nouveau partenariat stratégique et énergétique entre la Russie et la Turquie. Angela Merkel, quant à elle, sera confrontée à une contestation interne croissante. Car la population allemande n’est pas prête à accepter la posture d’extrême ouverture de son gouvernement à l’égard des étrangers musulmans, au prix de sa sécurité. Ceci posé, il est clair que, depuis quelques mois, notamment avec l’élection de Donald Trump et le Brexit, nous sommes face à un changement de logiciel géostratégique.

En 1991, après sa victoire dans la première guerre du Golfe et le rétablissement des frontières du Koweït, le président George Bush père avait évoqué un «nouvel ordre mondial», fondé sur la stabilité des frontières politiques et sur l’effacement progressif des frontières commerciales. Un quart de siècle plus tard, cet ordre n’existe plus. Les frontières politiques sont bafouées sur les trois continents − en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer de Chine méridionale − alors même que les peuples aspirent à rétablir davantage de protectionnisme. Le logiciel n’est plus la «fin de l’histoire» et la victoire définitive de la démocratie à l’occidentale, de l’économie de marché et du libre-échangisme. On revient à un monde idéologiquement fragmenté et, pour régler les problèmes, à ce qu’on appelait jadis le «concert des nations». La paix redevient, comme du temps de Metternich, la fille des équilibres de puissance.

 

Dominique de VILLEPIN. – La bonne nouvelle est que la politique est de retour. Alors que le logiciel était bloqué faute de dialogue entre les nations, l’évidence aujourd’hui est qu’il faut refaire de la diplomatie, laquelle ne consiste pas à tracer des lignes rouges, à déplorer, regretter, moraliser, condamner ou vouloir punir. La diplomatie, c’est l’art du mouvement, c’est faire bouger les lignes pour faire avancer le règlement des conflits. En Syrie, les Occidentaux ont commis l’erreur d’adopter pour principe préalable la chute de Bachar el-Assad avant de s’occuper du peuple syrien. Résultat: plus de 300.000 morts, dont plus de 80.000 civils, alors qu’un dialogue avec des interlocuteurs qui ne nous plaisent pas aurait sauvé nombre de vies humaines. Eriger la morale en condition préliminaire à toute action politique est une erreur. Nous, Occidentaux, sommes aujourd’hui devant un choix: allons-nous continuer à ne pas faire de politique, à l’instar de ces dernières années? Il y a une réflexion stratégique à conduire face au terrorisme. Vouloir le combattre par le seul biais d’interventions militaires ne peut aboutir qu’à sa propagation. Ouvrons les yeux: un certain pragmatisme s’impose aujourd’hui en matière de diplomatie. Il faut prendre en compte les forces en présence et dialoguer avec tout le monde.

 

Renaud GIRARD. – Il faut aussi réinventer la géopolitique en retrouvant notre liberté d’action. C’est en se servant de l’Europe en tant que puissance que la France peut refuser l’hégémonisme judiciaire et financier des États-Unis. Il n’est pas normal que la BNP paye 9 milliards de dollars d’amende sans avoir violé aucune de nos lois, alors que Goldman Sachs, qui a maquillé de manière avérée les comptes publics de la Grèce, échappe à toute sanction. De même, il faut se servir de l’Europe pour permettre aux Africains de demeurer chez eux en échange de programmes de développement. Cette coopération est à établir en encourageant le contrôle des frontières ainsi que le planning familial, le défi de l’Afrique de ce siècle étant démographique. Par ailleurs, il convient d’affirmer la réciprocité. Seule une Europe puissante forcera la Chine à ouvrir son immense marché aux banques et aux assurances européennes, et à enfin faire flotter sa monnaie, à l’instar de tous les pays avec lesquels elle commerce.

Pour ce qui est des interventions militaires que vous évoquez, il est clair que l’Occident continuera à être tenté d’en faire. Mais nous devrions les encadrer très sévèrement. Outre le respect du droit international, à savoir l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, trois conditions supplémentaires devraient être réunies. Premièrement, a-t-on une équipe gouvernementale locale fiable pour remplacer le dictateur que l’on va renverser? Deuxièmement, pouvons-nous promettre aux populations civiles que leur situation sera meilleure après notre intervention militaire qu’avant? Pire que la dictature politique, il y a l’anarchie. Et, pire que l’anarchie, il y a la guerre civile. La troisième condition est l’intérêt à moyen et long terme du pays qui intervient, car de telles opérations sont faites du sang de ses soldats et financées par l’argent de ses contribuables. Les intérêts français ont-ils été ménagés par notre intervention en Libye de 2011? La réponse est non. Les islamistes ont profité du chaos que nous avons créé, et tous nos alliés du Sahel ont été déstabilisés.

 

Dominique de VILLEPIN. – Pour ce qui me concerne, c’est avec la plus grande réticence que j’appréhende des opérations lourdes. Aussi nécessaire qu’ait été notre intervention au Mali pour éviter que Bamako ne tombe, je regrette qu’elle n’ait pas été dans la lignée, par exemple, de ce que nous avons pu accomplir, notamment au Tchad, à travers des expéditions ponctuelles. Elles ont pour avantage de laisser peu de traces au sein des sociétés, sachant qu’à mesure que se prolonge une intervention nous sommes de plus en plus assimilés à une force d’invasion et suscitons un profond mouvement de rejet. D’où des contre-forces, notamment terroristes.

Ma conviction est que les logiciels qui ont été mis en place au cours des dernières années ont fait l’impasse sur les expériences historiques, sur les nouvelles réalités du monde, mais aussi et surtout, sur les peuples. Rien ne me frappe plus que de voir combien, sous prétexte de se soucier des populations syriennessous Bachar el-Assad, on a ajouté à leurs souffrances pour satisfaire à l’idéologie, et combien on a oublié la souffrance des Ukrainiens durant le conflit avec la Russie. Quand on observe la catastrophe économique et financière de l’Ukraine et l’affaiblissement de son État avec les oligarques qui tirent, seuls, leurs marrons du feu, quand on regarde la réalité du Moyen-Orient avec la contamination d’États faillis, on saisit combien nous, Européens, avons oublié qu’un État fort, structuré, stable, est la clé pour sortir de la crise. Somalie, Irak, Syrie, Libye, Mali, c’est à chaque fois le même scénario: quand l’État se défait, l’instabilité et le terrorisme prospèrent…

Cela étant, pourquoi faire nous-mêmes, seuls, ce que d’autres peuvent accomplir mieux que nous? Lors de notre intervention en Côte d’Ivoire, nous avons mis en avant les pays de la région concernée. Il faut utiliser mieux les organisationsrégionales. L’autre condition est la consolidation des États. Notre argent serait mieux dépensé si, plutôt que de multiplier des opérations militaires, nous mettions en place des administrations au service de la paix.

LE FIGARO. -Dans ce nouveau concert des nations, comment envisagez-vous l’action spécifique de la France?

Dominique de VILLEPIN. – Notre diplomatie actuelle est trop assujettie aux impératifs de défense, avec un Quai d’Orsay à la traîne de la Défense. De même, à l’Elysée, l’état-major pèse plus que les conseillers diplomatiques. Le successeur de François Hollande aura la tâche difficile d’engager le nécessaire renouveau de la diplomatie. Je regrette pour ma part que la France soit revenue au sein de l’Otan. Nous y avons perdu de notre indépendance et de notre rayonnement, alors qu’à l’époque du général de Gaulle, nous étions capables de nouer des dialogues et d’exercer des médiations majeures. La règle fondamentale – j’y reviens − est celle-ci: il faut parler à tout le monde, avec une diplomatie qui ne soit ni confite en morale ni confinée dans l’idéologie, mais qui rayonne par l’action. C’est la clé d’une morale de l’action.

Deuxième pilier du renouveau: l’initiative. L’une des préoccupations de la Russie est l’incertitude de ses relations avec l’Otan. Remettons donc sur la table une architecture de sécurité commune en Europe.
Troisième pilier: une diplomatie de projet, avec une coopération qu’il faudra particulièrement axer sur l’Afrique, à l’image de ce que fait la Chine sur le continent eurasiatique avec sa nouvelle route de la soie, développant des liens politiques, économiques et culturels. Une grande partie du malheur du monde aujourd’hui tient à l’effacement de l’Europe et, partant, de la France. Nous ne sommes ni visibles ni en initiative.

 

Renaud GIRARD. – Il est vrai que la réintégration dans l’Otan a été un mauvais message. L’important est notre indépendance. Je suis très attaché à la dissuasion nucléaire que nous a donnée le général de Gaulle. Quand le prochain président de la République − je souhaite que ce soit François Fillon − rencontrera le président russe, il pourra le regarder droit dans les yeux car notre pays dispose d’une défense indépendante. La souveraineté nationale vaut évidemment aussi en matière financière et juridique: l’un des nouveaux paramètres à établir dans le monde à venir sera de s’affranchir de l’hégémonie juridique américaine sur notre territoire. Qu’un contrat de vente à l’Iran de 108 Airbus, par exemple, ait été signé à l’Elysée avec l’Iran sans pouvoir être financé par les banques françaises, au motif que ces dernières n’arrivent pas à obtenir du Trésor américain une lettre leur précisant qu’elles n’encourent aucune sanction, est proprement intolérable. Pendant ce temps, nous acceptons que Boeing envoie une délégation durant trois semaines au Hilton de Téhéran pour négocier la vente de ses avions!

Deuxième point, la France a les moyens de redevenir un grand médiateur international. Au Moyen-Orient, efforçons-nous de réconcilier chiites et sunnites. Il serait naïf de croire que la guerre au sein de l’islam nous avantage. Elle peut avoir d’imprévisibles dégâts collatéraux qui risquent de toucher l’Europe. La politique de nos intérêts passe aussi par le fait de savoir désigner nos ennemis. Bachar el-Assad est-il l’ennemi principal de la France? La réponse est non. C’est l’État islamique qui tue nos enfants dans nos rues. Il ne faut donc pas hésiter à passer des alliances internationales, mais aussi ponctuelles, locales, régionales avec ceux qui peuvent nous aider à l’éradiquer. Il ne faut pas réitérer l’erreur des radicaux-socialistes en 1935-1936 avec les gouvernements Laval et Sarraut qui n’avaient pas été capables de faire une alliance de revers avec Staline. L’ennemi principal de la France à l’époque était l’hitlérisme. Adolf Hitler avait clairement écrit dans Mein Kampfqu’il voulait détruire la France. Nous avons manqué cette alliance de revers et en avons subi les conséquences. Sachons donc toujours bien désigner notre ennemi principal avant de commencer à dessiner notre diplomatie!

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